Il accéléra, comme il le faisait chaque matin, au bois de Vincennes, retenant d’abord ses enjambées, afin de chauffer progressivement son corps. Cette première cadence ne dura pas. Ses muscles étaient déjà déliés par la marche intensive des dernières minutes. Il passa la seconde. Puis la troisième.
Quand le véhicule fut vraiment dans son dos, Kasdan en était au sprint, sentant les rouages de son corps s’activer en un bel ensemble. Il capta un rugissement de moteur. La bagnole était à la lutte avec les creux, les bosses, les rochers. Il sentait l’ombre du véhicule s’approcher… Il pratiqua un virage brutal et accéléra encore. Un autre virage. Ce jeu du chat et de la souris n’allait pas durer. Kasdan ne pouvait s’appuyer sur aucun obstacle. Malgré le relief du terrain, la bagnole le suivait sans difficulté.
Rugissement de moteur. Ses poursuivants n’étaient plus qu’à un mètre. Il partit encore sur la droite, dans un déhanchement de danseur. Puis sur la gauche. Balança un regard. Ce qu’il vit entre deux souffles était le tableau de sa fin. Un homme se tenait sur le marchepied du véhicule, sanglé à la galerie du toit, tenant une sorte de canne à pêche. Nouveau déhanchement à droite. Puis à droite encore, histoire de varier les ruses. Nouveau coup d’œil. Deux faits nouveaux. La canne était une tige surmontée d’un lasso — comme cet instrument qu’utilisent les cavaliers mongols pour attraper leurs chevaux. Le chasseur était le fils Rochas.
Kasdan n’en pouvait plus. Ce n’était pas la sensation de brûlure de ses poumons. Ni sa gorge qui happait l’air à la manière d’une chaudière affamée. C’était une immense lassitude, une grande limite qui résonnait à travers tout son corps. Son seuil de tolérance était dépassé. Son énergie de sexagénaire consumée.
A cet instant, sentant que la fin était là, Kasdan serra les épaules, comme pour faciliter la tâche du chasseur. Le lasso l’entoura. La voiture ralentit. Le lien se tendit sur son ventre, compressant ses bras sur ses côtes. Mû par une inspiration, Kasdan se laissa choir brutalement. Après tout, cent dix kilos, ce n’était pas rien. Cette chute prit de court le chasseur. Le lasso se tendit encore. La tige se raidit. Le fils Rochas fut emporté par le mouvement. Kasdan espérait qu’il lâche prise. Mais il comprit, en une pensée réflexe, que le chasseur était lui-même ceinturé à la tige. Ils étaient tous deux inextricablement liés, emportés maintenant par l’élan de la voiture. Kasdan fut traîné sur plusieurs mètres alors que le 4 x 4 s’arrêtait pour de bon.
Il entendit une voix à court de souffle :
— Libérez-moi, bon Dieu !
Il leva les yeux. Vision oblique. Un passager du véhicule jaillit. Contourna la voiture. Grimpa sur le marchepied, couteau à la main, pour libérer Rochas. A cet instant, et à cet instant seulement, Kasdan sut qu’il avait une carte à jouer.
Rochas s’extirpa de sa courroie et se rua sur Kasdan, tenant toujours sa perche, les traits défigurés par la colère et l’asphyxie. Il vacillait, comme un boxeur qui vient de se prendre un direct au foie. Quand il fut à portée de talons, Kasdan se détendit d’un coup. Ses pieds atteignirent l’entrejambe du fils qui avala son souffle. Kasdan se dressa sur les genoux. Ne chercha pas à se libérer du lasso. Il aurait brûlé la seconde dont il disposait. Il tendit ses avant-bras. Agrippa les revers de la doudoune. Attira le chasseur à lui en renversant la tête pour la ramener brutalement. Le nez de Rochas éclata. L’homme se cambra dans un hurlement et un jet de sang mais Kasdan, sans lâcher la doudoune, trouva de l’autre main la faille sous l’anorak ouvert. A la ceinture, un pistolet était glissé dans un holster à Velcro. Il arracha le Velcro. Saisit l’arme. Paria pour une culasse chargée et un cran de sûreté levé. Pressa la détente. Le coup projeta l’ennemi à deux mètres.
Le tout n’avait pas duré trois secondes. Et s’était passé à l’insu des deux autres assaillants, le corps de Rochas faisant écran. Maintenant, son champ de vision était libre. Il tira et tira encore. Le passager qui tenait un couteau fut écorché par une balle. Tournoya comme s’il avait été crocheté par un hameçon. Le conducteur démarra alors que ses vitres volaient en éclats.
En position de tir riposte, Kasdan, toujours ligoté au torse, appuya encore sur la détente, visant la bagnole qui s’arrachait dans un tourbillon d’herbes et de poussière. Puis se retourna, alerté par un réflexe, les deux poings cramponnés à son arme. Il lâcha trois balles en direction du fils Rochas qui venait de se relever. L’homme fut de nouveau propulsé plusieurs mètres en arrière, le torse devenu un trou béant de chairs calcinées. La plaine était toujours aussi vaste, aussi nue, mais Kasdan se sentait maintenant comme un puits de force, un cratère brûlant, prêt à cracher sa lave à qui l’emmerderait.
Le percuteur s’écrasa sur la chambre vide. Kasdan balança l’automatique. Ouvrit ses bras. Se libéra du lasso. Cette opération prit plusieurs dizaines de secondes. Le temps pour le passager touché de ressusciter. L’homme dégaina. Kasdan vit, sur un écran rouge, sa seule chance. Une grosse pierre posée dans l’herbe, entre lui et l’autre. Il plongea, arracha la dalle, la leva sur l’homme. Le tireur tendait son arme vers lui. C’était foutu. Mais l’adversaire, dans un incompréhensible réflexe, rentra la tête dans les épaules, au lieu de presser la détente. Mauvais choix. La pierre lui écrasa le crâne comme un œuf.
Kasdan tomba en arrière, touchant le sol avant même sa victime, qui vacilla encore puis s’écroula, la boîte crânienne enfoncée.
Silence.
Bourrasques.
Elancements dans les tempes.
Ne pas réfléchir. Ne pas analyser. Laisser l’animal s’exprimer en lui. Il se releva, jambes flageolantes. Premier réflexe. Prendre son arme au cadavre. Deuxième réflexe. Trouver des chargeurs dans les poches des hommes au sol. Au passage, récupérer l’automatique du fils Rochas. Dans un coin de sa conscience, il identifia les modèles. M9 Beretta, en inox, à visée trois points. USP .45 H&K, équipé d’une lampe tactique et d’une visée laser. Il glissa les deux flingues dans sa ceinture. Troisième réflexe. Courir.
Le conducteur était parvenu à fuir. Ils allaient revenir en force. Humiliés. Enragés. Kasdan fonça, l’ivresse au cœur, voyant l’horizon tressauter devant lui.
Quels repères maintenant ? Au fond de son esprit, l’homme revint et prit le pas sur la bête. Il réfléchit. Malgré lui. Malgré tout. Et discerna une nouveauté. La plaine n’était pas infinie comme il l’avait cru. Au contraire, elle finissait de manière abrupte, quelques centaines de mètres plus loin. La falaise devait tomber sur un plateau inférieur, là où la Colonie cultivait ses terres.
Kasdan saisit une autre vérité. Dans la voiture, Rochas n’avait pas menti. Il existait un passage. Une faille dans le calcaire friable. Le défilé des Thermopyles. Il fallait trouver la terrasse rocheuse qui offrait cette fissure permettant de descendre vers l’autre plateau et, éventuellement, rester planqué un moment.
Voyant se profiler l’à-pic, il vira à droite plutôt qu’à gauche, sans raison apparente. Il courait encore quand il sentit le sol changer de résonance sous ses pas. Ce n’était plus de l’herbe mais de la roche nue. Un plateau grisâtre, strié de veines herbues, constellé de dalles, à l’allure d’un vaste monument mégalithique, style Stonehenge, dont les pierres auraient été abattues par un phénomène naturel.
La faille existait quelque part, il en était sûr.
Il avança encore, ralentissant le pas, se tordant les chevilles dans les anfractuosités. Par miracle, au bout de quelques mètres, il découvrit la fissure de calcaire. Elle était large. Du moins en son point de départ. Ensuite, vers l’extrémité de la falaise, elle se rétrécissait.