Kasdan plongea, repérant des marches naturelles sur l’une des parois.
Quelques minutes plus tard, Kasdan touchait le fond. Au sens propre. Il avait descendu au moins vingt mètres de déclivité. Il leva les yeux. Les deux parois étaient irrégulières, se rapprochant puis s’éloignant selon les passages, mais ici, au sol, le boyau conservait une largeur constante de trois mètres environ.
Kasdan se mit en marche, sans savoir encore s’il s’était enfoncé dans un piège ou s’il avait trouvé le défilé qui lui permettrait d’approcher la Colonie en toute discrétion. Ou simplement une planque pour attendre la nuit.
Il marcha. Il voulait au moins éprouver son intuition. Voir si ce passage menait au plateau inférieur, le niveau d’Asunción. Peut-être son attention se relâcha-t-elle parce qu’il était à l’abri. Peut-être l’épuisement avait-il repris ses droits. Mais quand le bruissement retentit dans son dos, il était trop tard.
La seconde suivante, il était fauché au sol.
Ventre à terre, bras écartés, sans même avoir pu frôler la crosse de ses automatiques.
Un instant flotta.
Il sentit un genou entre ses omoplates et une pointe qui s’enfonçait dans sa nuque. Une injure chuchotée. L’emprise qui se relâchait.
Kasdan se plaça sur ses coudes et balança un coup d’œil pardessus son épaule.
Volokine se tenait derrière lui.
Croquenots aux pieds. Jambes écartées. Visage verdâtre.
Vêtu de la vareuse et du pantalon de toile réglementaires, torse nu en dessous, il brandissait une espèce de lance primitive. Un bâton au bout duquel un silex était fixé avec un lacet de chaussure. Le visage du gamin était couvert de lichen vert qui donnait à ses yeux l’allure de deux spectres avides, hallucinés.
Globalement pathétique, mais vivant.
Kasdan sourit.
Face à leur équipe, la Colonie aurait du fil à retordre.
82
Il n’avait pas achevé sa pensée que des grondements de moteur retentirent à la surface. Des bagnoles. Une, deux, trois peut-être. Des portières qui claquent. Des pas au bord de la faille. Ils étaient repérés. Pris au piège au fond du défilé.
— Kasdan !
La voix de Hartmann, ricochant contre les roches. Grave. Posée. Mais altérée. La colère. La haine. L’émotion. Le mentor était déjà averti de la mort de son fils.
— Réponds-moi ! Nous savons que vous êtes là ! Kasdan se tut, observant Volokine en état de choc. Hartmann éclata de rire.
Kasdan imaginait ce rire scintillant dans l’éclat du soleil.
— Tu crois que je pleure mon fils ? Tu crois que je suis meurtri par sa disparition ? Mon fils a été sacrifié, comme nous le serons tous ! Nous ne comptons pas. Nous sommes des pionniers. Des précurseurs. Il est normal que nous soyons sacrifiés. Nous appartenons à un progrès logique et nécessaire !
Exactement les mêmes mots que Hans-Werner Hartmann lorsqu’il avait été interrogé par le psychiatre américain, à Berlin, en 1947. La folie s’était transmise de père en fils.
— Kasdan !
Le Chilien ne s’adressait qu’à lui. Privilège de l’âge. Il y avait là une carte à jouer. Entretenir le dialogue avec le fou pendant que Volokine remonterait à la surface.
Kasdan empoigna les épaules du gamin. Son visage couvert de mousse verdâtre évoquait un chewing-gum à la chlorophylle.
Il dégaina PUSP .45 H&K. Lui fourra dans la main. Il saisit les chargeurs qu’il avait volés sur les cadavres et les enfonça dans les poches de sa vareuse. Sans un mot, il désigna le trait de ciel au-dessus d’eux. Monte là-haut. Puis d’un autre geste explicite : Je parle avec le fêlé.
Volokine glissa l’automatique dans sa ceinture et s’attaqua directement à la paroi rocheuse.
Au même instant, un sifflement retentit à l’intérieur du boyau. Les deux hommes se figèrent. Se regardèrent. Leur visage torturé fut la dernière chose qu’ils virent. Une volute de fumée se répandit dans la faille. Puis une autre. Puis une autre encore. Des gaz lacrymogènes. Technique classique pour pousser la proie hors de son terrier.
Kasdan recula. Ferma son treillis. Enfonça sa tête dans son col et retint sa respiration. Les yeux embués de larmes, il s’éloigna des nuages acides, espérant que Volo escaladait déjà la surface rocheuse, profitant des volutes blanchâtres qui le camouflaient.
Il observa le boyau et nota un autre avantage. La fumée matérialisait l’air dans le boyau vertical. Les sillons laser apparaissaient. Lignes rouges obliques, cherchant, traquant, sondant leurs victimes à l’intérieur du défilé. Et révélant, par contrecoup, la position des tireurs en surface.
Il y en avait quatre mais Kasdan ne s’y fiait pas à cent pour cent. D’autres tireurs pouvaient être présents, munis d’armes sans visée. Il recula encore et fut frappé par la beauté de l’instant. Les traits rouges dessinaient les cordes d’une harpe pourpre et magistrale. On aurait pu en attendre une musique enchantée…
— Kasdan !
Il ne respirait plus. Ne voyait plus. S’efforçait seulement de tendre l’oreille, guettant les coups de feu qui lui donneraient le signal de grimper à son tour.
— Je te propose de négocier ! lança-t-il, à court de souffle. Le rire de Hartmann encore.
Cinglant comme un coup de cymbales.
— Négocier quoi ? Avec qui ? C’est la fin, Kasdan. Vous avez été pour nous une étape. Une épreuve envoyée par Dieu. La dernière avant la victoire.
— Quelle victoire ?
— Nous possédons le cri, Kasdan. Le père, le fils et le cri. Telle est notre Trinité !
Kasdan vacillait. Ses paupières brûlaient. Sa gorge brûlait. Sortir de là. Grimper. Avant de sombrer complètement.
— Ne sens-tu pas la beauté du projet, Kasdan ? Un attentat à la seule force de la voix ? Une empreinte de pureté dans votre misérable monde. Une encoche de Grâce dans votre ici-bas ! Personne ne comprendra. Et cette incompréhension même sera notre récompense ! Le signe de votre médiocrité !
Que foutait Volokine ?
Étaient-ils si nombreux là-haut qu’il ne pouvait même pas attaquer ?
— Nous donnons naissance à l’Homme Nouveau, Kasdan ! Il faut lui céder la place ! C’est la loi élémentaire de l’évolution. Tout ce qui s’est passé avant n’était que le prologue d’aujourd’hui. Sortez de là et prosternez-vous ! Vous devez contribuer à la marche inéluctable de notre Progrès ! Vous devez vous incliner devant la volonté de Dieu !
Kasdan tomba à genoux. Son visage ruisselait de larmes. L’asphyxie lui coupait la gorge. Son corps cuisait comme dans une rôtissoire. Dans quelques secondes, il s’évanouirait. Volokine. Une voix gémissait au fond de son crâne. Volokine… Ce n’était plus un appel mais une supplique…
La première fois.
La paroi rocheuse n’avait pas posé de problèmes. Il l’avait escaladée en quelques secondes. Maintenant, il n’était plus qu’à deux mètres de la surface. A deux mètres des tireurs. Assis sur ses talons, à la manière d’un singe. Les pieds calés contre une arête. Les mains suspendues à une autre.
La première fois.
C’était la première fois qu’il allait faire usage de son arme. Le moment d’appliquer les gestes qu’il avait répétés des milliers de fois devant sa glace, chargeur à vide, yeux fermés. Combien étaient-ils là-haut ? Combien pourrait-il en buter avant de se prendre une rafale ?