— Allô ?
— C’est moi.
Ricardo Mendez, le légiste roucoulant.
— Je te réveille ?
— Ouais. (Il jeta un œil à sa montre : 8 h 15.) Et tu fais bien.
— Statistiquement, un vieux dort quatre heures de plus qu’un homme d’âge moyen.
— Ecrase.
— La mauvaise humeur, un autre truc de vieux. Bon. Je vais me coucher. J’ai passé la nuit sur ton Chilien. Tu veux les conclusions définitives ?
Kasdan se leva sur un coude. La terreur se dissolvait dans son sang.
— En résumé, continua Mendez, je confirme ce que je t’ai dit hier. Arrêt cardiaque, lié à une douleur intense, elle-même provoquée par une pointe enfoncée dans les deux organes auriculaires. Le fait nouveau, c’est qu’il y avait un état antérieur.
— Qu’est-ce que tu appelles un « état antérieur » ?
— Notre homme a eu des problèmes cardiaques. Son cœur portait des lésions significatives d’infarctus. Aspect rougeâtre, tigré du muscle. Je te passe les détails. Le mec a eu la breloque à l’arrêt. Plusieurs fois dans sa vie.
— Ce qui veut dire ?
— D’ordinaire, un cœur pareil trahit des excès : clopes, alcool, bouffe… Mais Goetz a des artères de jeune homme. Aucune trace d’abus d’aucune sorte.
— Donc ?
— Je penche pour de brefs arrêts cardiaques, des spasmes coronariens, provoqués par des stress intenses. Des peurs extrêmes. Des souffrances aiguës.
Kasdan se frotta le visage. Sa lucidité revenait. Le cauchemar et son odeur de porc brûlé s’éloignaient.
— Goetz est passé entre les mains de la junte chilienne. Il a été torturé.
— Cela pourrait expliquer ces traces de lésions. Et aussi autre chose.
— Quoi ?
— Des cicatrices. Sur la verge, le torse, les membres. Mais surtout la verge. Je dois encore bosser dessus. Les observer au microscope pour les dater avec exactitude. Et imaginer avec quoi on lui a fait ça.
Kasdan se taisait. Il songea à la cause de la mort de Goetz : la douleur. Il existait un lien entre son passé de martyr et les circonstances de sa mort. Des bourreaux chiliens revenus l’exécuter ?
— Dernier détail, continua Mendez. Ton bonhomme a subi une intervention chirurgicale pour une hernie discale. Il porte une prothèse numérotée, d’origine française. Avec la marque et le numéro de série, je peux retrouver la trace de l’opération.
— Pour quoi faire ?
— Vérifier que notre bonhomme est bien arrivé en France sous le même nom. (Mendez roula un rire.) Faut toujours se méfier avec les immigrés !
— Tu m’avais parlé d’analyses à Mondor, sur l’organe auriculaire…
— Pas encore reçu.
— Et ton experte, à Trousseau ?
— Pas encore eue au téléphone. J’espère que t’as pas dans l’idée de débouler là-bas avec ta gueule de croquemitaine. C’est un hôpital pédiatrique, rempli d’enfants sourds, pour qui c’est jamais Noël.
— Merci, Ricardo.
Kasdan raccrocha et s’étira dans son lit. Le rêve revint, par fragments. Il avait lu des bouquins sur l’univers onirique, notamment ceux de Freud. Il connaissait les grands principes du travail du rêve. Condensation. Déplacement. Mise en images. Et toujours, derrière ces scènes décalées, le désir sexuel. Que cachait cette exécution sauvage, qui le hantait depuis des dizaines d’années ? L’Arménien secoua la tête. A son âge, il se mentait encore, faisant mine de croire que son rêve était un simple cauchemar, alors qu’il s’agissait d’un souvenir.
Salle de bains. L’Arménien vivait depuis trois ans dans une série de chambres de service, situées au coin de la rue Saint-Ambroise et du boulevard Voltaire. Il avait acheté la première piaule en 1997 pour son fils. Puis, dans les années 2000, on lui avait proposé les trois chambres voisines. Il les avait acquises et rénovées en prévoyant de les louer pour améliorer sa pension.
Le sort avait changé la donne. Sa femme, Nariné, était morte.
Son fils était parti. Il s’était retrouvé seul dans l’appartement qu’il avait occupé durant 20 ans, près de la place Balard. Il avait préféré tourner la page et s’était installé dans cette suite de chambres qui sentaient encore la peinture fraîche. Idéales pour un homme seul, à condition d’aimer la vie en file indienne. L’autre problème était le plafond mansardé. Dès que Kasdan franchissait une certaine ligne latérale, il devait se pencher. Il vivait à cinquante pour cent cassé en deux, ce qui lui semblait bien résumer l’humiliation de la retraite.
Sous la douche, il songea à son enquête. D’ordinaire, chaque matin, il suivait le même emploi du temps. Lever. Virée au bois de Vincennes. Jogging. Exercices physiques. Retour à la maison. Petit déjeuner. Revue de presse jusqu’à 11 h. Après ça, paperasses, Internet, courrier jusqu’à midi. Déjeuner. L’après-midi, il traitait ses « affaires » — les différentes associations arméniennes dont il avait la charge. Des trucs dont personne n’avait rien à foutre. Même pas lui. Enfin, à 16 h, il s’enfouissait dans le Quartier latin, Pariscope en poche, en quête d’un bon vieux film de jadis. Parfois, il poussait la balade jusqu’à la Cinémathèque, qui avait eu la mauvaise idée de s’expatrier aux confins de Paris, à Bercy.
Il sortit de la cabine et s’observa dans le miroir. La calotte grise des cheveux ras accentuait encore l’aspect rugueux du visage. Des traits musclés, qui refusaient de s’empâter. Des rides profondes, comme de la peinture au couteau. Un nez énorme, piton rocheux d’où partaient des travées d’amertume. Dans ce paysage aride, une exception : deux yeux gris qui ressemblaient à deux flaques d’eau. Les oasis de son Ténéré.
Il repassa dans sa chambre. S’habilla. Passa à la cuisine et se concocta le cocktail du moment. Un comprimé de Depakote 500 mg et un cachet de Seroplex 10 mg. En 40 ans de soins, il n’avait jamais vraiment voulu connaître les mécanismes de tout de ce qu’il ingurgitait. Mais voilà ce qu’il avait compris : le Depakote était un normothymique. Un régulateur d’humeur. Le Seroplex un antidépresseur nouvelle génération. Par une balance mystérieuse, l’association des deux médicaments parvenait à le maintenir, lui, à flot.
A 63 ans, Kasdan savourait ce calme relatif. Il avait tout vu, tout connu, en matière psychiatrique. Dépressions. Hallucinations. Délires… Et aussi en matière de traitements. À lui tout seul, il était un vrai Vidal. Teralithe et Anafranil dans les années 70. Depamide et Prozac dans les années 80. Sans compter les neuroleptiques qu’il avait dû ingurgiter au moment de ses crises maniaco-dépressives. Ce qu’on appelait les « épisodes psychotiques aigus ». Au fil des décennies, il avait vu les traitements s’affiner, se préciser, au point de lui offrir maintenant du sur-mesure. Sans effets secondaires. Ce n’était pas du luxe.
Il se prépara un café. A l’ancienne. Poudre. Filtre. Goutte-à-goutte. Il avait renoncé aux machines à capsules quand on lui avait demandé, dans une boutique aux tons chauds et aux hôtesses souriantes, de remplir un formulaire sur ses goûts les plus intimes en vue d’acquérir une carte de membre. Il avait répondu qu’il voulait simplement boire du bon café, pas entrer dans une secte. Il ne supportait plus cette société de consommation, saturée de jeux-concours et de cartes de fidélité. Société matérialiste, mesquine, craintive, où le sommet du risque était de voir son meilleur ami allumer une cigarette et le top du bonheur de faire ses courses de Noël, en payant uniquement avec des chèques-cadeaux. Il sourit. Au fond, il ne supportait plus rien. Mendez avait raison : la mauvaise humeur, un « autre truc de vieux ».