— Quelle est ton hypothèse ? relança-t-il.
— Je crois à la piste politique. Je cherche à savoir qui était Goetz au Chili.
— Tu as appelé l’ambassade ?
— Ouais. Mais le seul attaché qui pourrait me renseigner, un mec du nom de Velasco, est en déplacement pour deux jours. Et il n’y a pas d’officier de liaison pour le Chili à Paris. Je vais contacter celui d’Argentine, on sait jamais. J’ai aussi appelé la DPJ, la Division des Relations Internationales, et Interpol. Je veux être sûr qu’il n’y a pas d’arrêts internationaux.
— Contre Goetz ?
— Pourquoi contre Goetz ? Non. Je pense à des bourreaux, des salopards de l’ancien régime, qui en voudraient au Chilien. J’ai aussi contacté la BRNF. Ils m’ont déjà rappelé. Ils n’ont aucun Chilien sur le gril. Dans le même temps, j’ai balancé les empreintes de Goetz dans le fichier international. Au cas où… Goetz pourrait aussi être quelqu’un d’autre. J’aurai les résultats demain.
— Bien joué. Quoi d’autre ?
— J’ai lancé une recherche sur le SALVAC pour voir s’il n’y avait pas eu d’autres meurtres de ce type. En France ou en Europe. Je veux dire : un meurtre par les tympans.
Le « Système d’Analyse des Liens de la Violence Associés aux Crimes » était un nouveau système informatique recensant les meurtres commis sur le sol français. Un truc à l’américaine tout récent, dont Kasdan avait vaguement entendu parler. Le moins qu’on puisse dire, c’était que Vernoux s’agitait.
— Et vous ?
Kasdan tourna sa clé de contact et démarra :
— Moi ? Je me réveille, mentit-il.
— Qu’est-ce que vous allez faire ?
— Mon jogging. Après ça, je gratterai dans les archives de nos paroissiens. On ne sait jamais, il y a peut-être chez les Arméniens un repris de justice…
— Pas de conneries, Kasdan. Si vous traversez encore ma route, je…
— J’ai compris. Mais sois sympa : tiens-moi au courant.
Il raccrocha. La conversation s’était achevée en eau de boudin. La confiance n’était pas passée et, dans ce jeu de dupes, il était difficile d’évaluer ce que chacun gardait pour lui-même. Pourtant, Kasdan sentait une collaboration en marche.
Descendant la rue des Fossés-Saint-Bernard, le long de la faculté de Jussieu, Kasdan songea de nouveau au flic dépenaillé qui était venu jouer de l’orgue à Saint-Jean-Baptiste. Il ne voyait qu’une solution pour expliquer sa présence : l’État-Major. Pour chaque affaire d’importance, on rédige un rapport à l’attention de la Place Beauvau. Ce qu’on appelle un « télex ». Vernoux avait dû envoyer le sien hier soir. D’une façon ou d’une autre, Volokine était informé des coups qui tombaient. Qui le renseignait ? Ce service se résumait à quelques femmes qui se partageaient la permanence, 24 heures sur 24.
Kasdan tenta une hypothèse : une des fliquettes en pinçait pour le flic rebelle. Même Sarkis avait remarqué la beauté du jeune gars. Mais comment Volokine avait-il su pour l’empreinte ?
Kasdan rappela Puyferrat. Le technicien réagit aussitôt :
— Putain, Kasdan, c’est du harcèlement, je…
— Est-ce qu’un flic de la BPM t’a appelé, ce matin, à propos de Goetz ?
— Juste après ton appel, oui. Il était pas 9 h.
Frissons sur ses avant-bras. Il pouvait sentir la rapidité, l’électricité du jeune flic.
— Tu lui as parlé de l’empreinte ?
— Je sais plus… Je crois, oui. Mais il était au courant, non ? Lui-même m’a parlé des mômes…
Un quiproquo. Volokine avait simplement appelé l’Identité judiciaire pour flairer le meurtre. Il avait évoqué les choristes. Puyferrat en avait déduit qu’il était déjà affranchi, à propos des Converse. Et il avait lâché son scoop.
— Tu ne t’es pas demandé comment il était au courant ? grogna Kasdan. Alors que tu n’avais même pas envoyé ton rapport à Vernoux ?
— C’est vrai, merde, j’y ai pas pensé. C’est grave ?
— Laisse tomber. Rappelle-moi quand tu as les résultats d’analyse.
Kasdan regarda sa montre : 11 h. Il parvenait au bout du quai d’Austerlitz, barré par le métro aérien. Sur la gauche, de l’autre côté de la Seine, se dressait l’immense pyramide à toit plat du palais omnisports de Bercy. L’Arménien tourna dans cette direction. Il était l’heure d’aller interroger l’experte ORL, à Trousseau. Elle devait avoir reçu les analyses de l’organe auriculaire de Wilhelm Goetz.
12
L’hôpital Armand-Trousseau ressemblait à un village de mineurs, dont on aurait déplacé les pavillons de briques pour en former des carrés successifs. A chaque nouveau patio, les façades grises, roses, crème, semblaient se rapprocher encore pour vous écraser entre leurs murs. On tournait en voiture dans ce dédale comme un rat dans une cage.
Kasdan haïssait les hôpitaux. Toute sa vie, à intervalles réguliers, il avait dû séjourner dans ces lieux lugubres. Sainte-Anne et Maison-Blanche, à Paris. Mais aussi Ville-Evrard, à Neuilly-sur-Marne, Paul-Guiraud, à Villejuif… Ces campus avaient abrité sa vie de soldat sans guerre. Ou plutôt sa guerre personnelle dont le champ de bataille était son propre cerveau. Le délire et le réel ne cessaient de s’y affronter jusqu’au moment de la trêve. Toujours précaire. Kasdan quittait alors l’hôpital, fragile, apeuré, ne possédant qu’une seule certitude : un de ces quatre, une nouvelle crise le ferait revenir ici.
Pourtant, son pire souvenir d’hôpital ne concernait pas sa propre folie mais Nariné, sa femme. Kasdan l’avait connue quand il avait 32 ans, lors d’un mariage arménien, alors qu’il était un des héros de la BRI. Il l’avait d’abord passionnément aimée, puis simplement estimée, puis vraiment détestée, jusqu’à ce qu’elle ne devienne qu’une simple présence, intégrée à sa vie aussi sûrement que son ombre ou son arme de service. Il n’aurait pu résumer ces vingt-cinq années d’union. Ni même les décrire. Une chose était sûre : Nariné était la personne qu’il avait le mieux connue dans son existence. Et réciproquement. Ils avaient traversé ensemble tous les âges, tous les sentiments, toutes les galères. Pourtant, aujourd’hui, quand il évoquait son souvenir, il ne voyait plus qu’une scène, une seule, toujours la même. La dernière fois qu’il l’avait visitée, dans sa chambre de l’hôpital Necker, quelques heures avant sa mort.
Cette femme-là n’avait plus rien à voir avec celle qui avait partagé son destin. Sans maquillage, sans perruque, elle ressemblait à un bonze décharné, en robe de papier vert. Son élocution était devenue étrange, distante, à cause de la morphine et chacun de ses mots, qui n’avait plus aucun sens, était comme une petite mort, déposée au creux du cerveau de Kasdan.
Pourtant, il souriait, assis à son chevet, détournant son regard, observant les appareils qui entouraient son épouse. Les sillons verdâtres du Physioguard. La lente perfusion dont l’éclat translucide renvoyait la lumière blanche des néons. Ces instruments, ces goutte-à-goutte évoquaient pour lui le cérémonial intime d’un drogué — shoot d’héroïne ou pipe d’opium. Il y avait dans cet attirail, et les gestes réguliers qu’il impliquait, quelque chose de méticuleux, d’assassin. Les choses finissaient donc comme elles avaient commencé. Sous le signe de la drogue. Car Kasdan s’en souvenait, quand il avait appris le prénom de sa future femme, « Nariné », il l’avait aussitôt associé au mot « narguilé »…
Nariné parlait toujours. Et ses paroles absurdes le maintenaient à distance. C’était un spectre, déjà imprégné par la mort, comme infusé par elle, qui s’exprimait. Un souvenir très lointain lui revenait. Cameroun, 1962. Une nuit, des villageois avaient organisé une fête. Des tambours, du vin de palme, des pieds nus frottant la terre rouge. Il se rappelait une danseuse en particulier. Elle levait son visage vers le ciel étoile, ouvrant les bras avec indolence, tournant sur elle-même, un sourire figé, absent, sur les lèvres. On aurait dit une somnambule. Son regard, surtout, était fascinant. Un regard tendu, projeté si loin qu’il en devenait hautain, insaisissable. Kasdan avait mis quelques minutes à capter la vérité. La danseuse était aveugle. Et ce qu’elle regardait, c’était le cœur sourd du rythme. L’envers de la nuit.