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— Cette pointe aurait pu être en glace ? L’eau gelée n’aurait laissé aucune trace…

— Non. Une aiguille de glace de cette finesse se serait cassée contre l’os. Je vous parle d’une arme de quelques microns. Fabriquée dans un alliage… inconnu. Un truc de science-fiction.

Elle sourit, réalisant ce qu’elle venait de dire :

— Excusez-moi, je regarde trop de séries télévisées. Ce que je veux dire c’est que le mystère est là. Dans l’arme du crime.

Kasdan posa de nouveau les yeux sur les tirages. Ces plaines charbonneuses étaient comme des images pétrifiées, matérialisées, de la souffrance de la victime. De nouveau, son intuition : une connivence existait entre la cause de la mort, la douleur, et le mobile, peut-être venu du Chili et de ses tortionnaires.

— J’ai eu la chance d’arriver très rapidement sur les lieux du crime, expliqua-t-il. Le cri de la victime résonnait encore dans les tuyaux de l’orgue. Wilhelm Goetz a dû pousser un sacré hurlement. Ricardo Mendez pense qu’il est mort de douleur. Cela vous paraît plausible ?

— Tout à fait. Nous avons effectué pas mal d’études ici sur le seuil douloureux du tympan. C’est une région très sensible. Nous soignons toute l’année des barotraumatismes, liés à de brusques différences de pression, lors de plongées sous-marines ou de voyages en avion. Selon tous les témoignages, la douleur est très aiguë. Dans le cas de ce meurtre, la pointe est allée beaucoup plus loin. La souffrance a dû bouleverser tout le métabolisme du corps et provoquer l’arrêt cardiaque.

L’Arménien se leva en faisant gaffe de ne rien faire tomber puis prononça de sa voix grave :

— Merci, docteur. Je peux emporter les clichés et les résultats ? L’experte s’immobilisa. Une lueur de méfiance passa dans son regard.

— Je préfère suivre la procédure normale. J’envoie l’ensemble à l’Institut médico-légal. Vous recevrez la copie à votre bureau.

— Bien sûr, fit Kasdan en s’inclinant. Je voulais simplement brûler une étape. Vous m’avez déjà fait gagner pas mal de temps.

France Audusson attrapa une carte de visite puis inscrivit un numéro de téléphone :

— Mon portable. C’est tout ce que je peux vous donner. Kasdan attrapa le bonnet et le secoua, provoquant un bruit de clochettes :

— Merci. Et joyeux Noël !

13

Après Trousseau, Kasdan visita les trois paroisses où Goetz était également organiste et chef de chœur. A Notre-Dame-du-Rosaire, dans le quatorzième arrondissement, il ne trouva personne pour le renseigner. L’aumônier était souffrant et le prêtre officiant absent. A Notre-Dame-de-Lorette, rue Fléchier, il interrogea le père Michel, qui lui fit un portrait standard de Goetz. Discret, paisible, sans histoire. Kasdan fila à Saint-Thomas-d’Aquin, près du boulevard Saint-Germain, où il fit encore chou blanc. Le personnel religieux était en voyage pour deux jours.

A 15 h 30, Kasdan rentra chez lui. Il alla dans la cuisine et se prépara un sandwich. Pain de mie. Jambon. Gouda. Cornichons. Buvant en même temps un café tiède, il se dit qu’il n’avait pas envie de téléphoner aux familles chez qui Goetz donnait des cours de piano. Pas plus qu’il ne souhaitait se plonger dans l’histoire récente du Chili. En revanche, l’idée du jeune flic bizarre excitait sa curiosité. Il devait évaluer la concurrence.

Avalant son sandwich en quelques bouchées, il se servit un nouveau café et s’installa à son bureau. Il composa directement le numéro de Jean-Louis Greschi, vieux collègue de la Crim qui avait pris la direction de la Brigade de Protection des Mineurs.

— Comment ça va ? s’exclama le commissaire. Tu casses toujours les dents ?

— Les miennes, surtout. Sur la mie de pain.

— Quel mauvais vent t’amène ?

— Cédric Volokine : tu connais ?

— Un de mes meilleurs éléments. Pourquoi ?

— Ce type a l’air d’enquêter sur un meurtre qui concerne ma paroisse. La cathédrale arménienne.

— Impossible. Il est en disponibilité. Pour une durée illimitée.

— En quel honneur ?

Greschi hésita. Il reprit un ton plus bas :

— Volokine a un problème.

— Quel problème ?

— La défonce. Accro à l’héroïne. Il s’est fait choper avec une shooteuse dans les chiottes de nos bureaux. Ça fait désordre. On l’a envoyé en cure de détox.

— Il a été révoqué ?

— Non. J’ai étouffé le coup. Je deviens sentimental avec l’âge.

— Le centre, où est-il exactement ?

— Dans l’Oise. « Jeunesse & Ressource ». Mais tout le monde l’appelle « Cold Turkey ».

— Ça veut dire quoi ?

— C’est l’expression anglo-saxonne pour désigner le sevrage à sec, sans médicaments ni substance chimique. Ils soignent là-bas par la parole, paraît-il. Et aussi le sport. Des vieux babas. Des héritiers de l’antipsychiatrie.

Kasdan rumina l’expression. Il imagina des pipes d’opium, des minarets, des narguilés sous une pluie glacée, à Istanbul. Puis il comprit qu’il faisait fausse route. « Turkey » ne désignait pas le pays mais la volaille. « Cold Turkey » signifiait simplement « dinde froide ». Allusion transparente aux symptômes du manque : suées glacées et chair de poule…

— Selon toi, insista-t-il, c’est impossible qu’il se soit rancardé sur mon affaire ?

— Il a été interné il y a trois jours. A mon avis, il est plutôt en train de claquer des dents dans son duvet.

— Quel âge a-t-il ?

— Je dirais : dans les 27–28 ans.

— Quelle formation ?

— Maîtrise de droit, maîtrise de philo, Cannes-Écluse. Une grosse tête, mais pas seulement. Premier au tir. Il a été aussi champion national d’un art martial, je ne sais plus lequel.

— Et côté boîte ?

— Deux ans aux Stups, d’abord. C’est là qu’il a plongé dans la dope, à mon avis.

— Et tu l’as pris ensuite dans ta brigade ?

— Il n’y avait pas marqué « junkie » sur son front. Et il tenait à venir. On ne refuse pas un mec qui a un cursus pareil. Aux Stups, il affichait un taux d’élucidation de 98 %. Ce gars-là est bon pour le Livre des records.

— Quoi d’autre ?

— Musicien. Pianiste, je crois.

Kasdan assemblait chaque morceau et était de plus en plus intéressé par le résultat. Un flic vraiment original.

— Marié ?

— Non. Mais un vrai tombeur. Toutes les filles en sont folles. Les nanas adorent ce genre de mecs. Mignon. Tourmenté. Insaisissable. Il attire les gonzesses comme un aimant la limaille.

Kasdan avait donc vu juste. A tous les coups, Volokine avait tourné le cœur d’une des filles de l’Etat-Major, ce qui lui permettait de guetter les affaires qui le branchaient.

— Il s’est porté candidat à la BPM. Tu sais pourquoi ?

— C’est le nerf de la guerre. Il a un mobile personnel, j’en suis sûr. Volokine est orphelin. Il a traîné ses basques dans pas mal d’orphelinats, de foyers, d’instituts religieux. De là à imaginer qu’il est lui-même passé à la casserole, y a qu’un pas. Et de là à penser qu’il a un compte à régler avec les pédos, y a plus qu’un orteil.

— Un peu simpliste, non ?

— Plus c’est simpliste, plus ça a des chances d’être vrai, Kasdan, tu le sais comme moi.

L’Arménien ne releva pas. Ses quarante piges à la maison Poulaga lui avaient appris en effet que l’espèce humaine n’a pas d’imagination. Chaque matin, dans la vie d’un flic, la loi des clichés se vérifie.