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Il se retourna. Vernoux, de dos, à quelques mètres, chuchotait au téléphone.

Il s’approcha et tendit l’oreille :

— Je sais pas ce qu’il fout là… Ouais… Comment ça s’écrit ? J’en sais rien, moi ! Comme un casse-noix, non ?

L’Arménien éclata de rire derrière lui :

— Non. Comme un casse-couilles !

2

Le premier tableau représentait les chefs de la bataille d’Avaraïr, en 451, lorsque les Arméniens se sont soulevés contre les Perses. Le deuxième était un portrait de saint Mesrob-Machtots, l’inventeur de l’alphabet arménien. Le troisième était consacré à des intellectuels célèbres, déportés et tués durant le génocide de 1915.

Eric Vernoux scrutait ces personnages barbus peints sur le mur de la cour, alors qu’une vingtaine de gamins tournoyaient autour de lui, jouant à s’attraper. Il paraissait incrédule, désorienté, comme s’il venait d’atterrir sur la planète Mars.

— Nous sommes mercredi, expliqua Sarkis. Le cours de catéchisme vient de se terminer. Normalement, la plupart des enfants participent à la chorale. La répétition aurait déjà dû commencer. Leurs parents vont venir les chercher. On les a prévenus. En attendant, autant qu’ils jouent ici, non ?

Le flic de la première DPJ acquiesça. Sans conviction. Il leva les yeux vers la grande croix de tuf qui ornait le mur voisin de la fresque.

— Vous… vous êtes catholiques ?

Kasdan répondit, avec une nuance de perversité :

— Non. L’Eglise apostolique arménienne est une Eglise orthodoxe orientale autocéphale. Elle fait partie des Eglises des trois conciles.

Les pupilles de Vernoux s’arrondirent.

— Historiquement, poursuivit Kasdan en montant la voix pour couvrir les cris des gamins, l’Église arménienne est la plus ancienne Église chrétienne. Fondée dès le Ie siècle de notre ère, par deux apôtres du Christ. Ensuite, il y a eu pas mal de divergences avec les autres chrétiens. Des conciles, des conflits… Par exemple, nous sommes monophysites.

— Mono… quoi ?

— Pour nous, Jésus-Christ n’était pas un homme. Il était le fils de Dieu, c’est-à-dire d’essence exclusivement divine.

Silence de Vernoux. Kasdan sourit. Il était toujours amusé par le choc produit par le monde arménien. Ses règles. Ses croyances. Ses différences. Le flic sortit son calepin avec humeur. Il en avait marre qu’on lui fasse la leçon :

— Bon. La victime s’appelait… (Il lut dans son carnet.) Wilhelm Goetz, c’est ça ?

Sarkis acquiesça, les bras croisés.

— C’est un nom arménien ?

— Non. Chilien.

— Chilien ?

— Wilhelm n’appartenait pas à notre communauté. Il y a trois ans, notre organiste est rentré au pays. Nous avons cherché un remplaçant. Un musicien qui pourrait aussi diriger la chorale. On m’a parlé de Goetz. Organiste. Musicologue. Il dirigeait déjà plusieurs chorales à Paris.

— Goetz…, répéta Vernoux, d’un ton dubitatif. Ça sonne pas très chilien non plus…

— C’est allemand, intervint Kasdan. Une bonne partie de la population chilienne est d’origine germanique.

Le flic fronça les sourcils :

— Des nazis ?

— Non, fit Sarkis en souriant. La famille de Goetz s’est installée au Chili, je crois, au début du XXe siècle.

Le capitaine tapotait son carnet avec son feutre :

— Ça me paraît pas clair. Chilien, Arméniens, où est le point commun ?

— La musique, répondit Sarkis. La musique et l’exil, ajouta Kasdan. Nous autres Arméniens, nous comprenons les réfugiés. Wilhelm était socialiste. Il avait subi l’oppression du régime de Pinochet. Avec nous, il avait trouvé une nouvelle famille.

Vernoux reprit des notes. Tout cela semblait lui faire l’effet d’une monstrueuse galère. Pourtant, Kasdan le sentait, l’homme voulait cette enquête.

— Quelle était sa situation familiale, à Paris ?

— Ni femme ni enfant, je crois… (Sarkis parut réfléchir.) Wilhelm était un homme réservé. Très discret.

En son for intérieur, Kasdan tenta de dresser un portrait du Chilien. L’homme venait jouer deux dimanches par mois durant la messe, et il dirigeait chaque mercredi les répétitions de la chorale. Il n’avait pas d’amis au sein de l’Ephorie, l’administration de la cathédrale. La soixantaine, maigrichon, des manières effacées. Un fantôme qui longeait les murs, brisé sans doute par le calvaire du passé.

L’Arménien se concentra sur les paroles de Vernoux, qui demandait :

— Quelqu’un aurait pu lui en vouloir ?

— Non, dit Sarkis. Je ne pense pas.

— Pas de problèmes politiques ? Des anciens ennemis, au Chili ?

— Le coup d’État de Pinochet date de 1973. Goetz est arrivé en France dans les années 80. Il y a prescription, non ? D’ailleurs, la junte militaire ne dirige plus le Chili depuis des années. Et Pinochet vient de mourir. Tout ça, c’est de la vieille histoire.

Vernoux écrivait toujours. Kasdan évalua les chances du flic de conserver l’affaire. A priori, le Proc allait la refiler à la Brigade criminelle, sauf si Vernoux le persuadait qu’il tenait des éléments solides et qu’il pouvait rapidement sortir l’enquête. Kasdan paria pour cette version. Il l’espérait en tout cas. L’armoire à glace serait plus facile à manipuler que ses anciens collègues de la Crim.

— Pourquoi était-il là ? reprit le capitaine. Je veux dire : seul, dans l’église ?

— Il venait en avance, chaque mercredi, expliqua Sarkis. Il jouait de l’orgue en attendant les enfants. J’allais le saluer à ce moment-là. C’est ce que j’ai fait aujourd’hui…

— À quelle heure, précisément ?

— 16 h 15. Je l’ai découvert là-haut. J’ai aussitôt prévenu Lionel, qui est un ancien policier. Il a dû vous le dire. Puis je vous ai appelés.

Kasdan réalisa soudain la situation : quand Sarkis avait découvert le corps, le tueur était peut-être encore sur la tribune. Il avait pris la fuite lorsque le religieux était parti le chercher, lui. A quelques secondes près, il aurait pu le croiser dans l’escalier de pierre. Vernoux se tourna vers Kasdan :

— Et vous, qu’est-ce que vous faisiez dans les bureaux ?

— Je dirige plusieurs associations, liées à la paroisse. Nous préparons des manifestations, pour l’année prochaine. 2007 est l’année de l’Arménie en France.

— Quelles manifestations ?

— En ce moment, nous organisons la venue d’enfants arméniens qui apprennent le français, pour le gala de charité de Charles Aznavour au Palais Garnier, au mois de février prochain. Nous les appelons les « jeunes ambassadeurs » et…

Son portable sonna.

— Excusez-moi.

Kasdan s’écarta et répondit :

— Allô ?

— Mendez.

— Où tu es ?

— A ton avis ?

— J’arrive.

Kasdan s’excusa à nouveau auprès de Sarkis et de Vernoux puis se glissa par la petite porte qui donne accès à la nef. Ricardo Mendez était un des meilleurs légistes de TML. Un vieux briscard d’origine cubaine. À la BC, tout le monde le surnommait « Mendez-France ».

Le légiste descendait l’escalier quand Kasdan parvint à l’entrée principale éclairée de cierges. Les deux hommes se saluèrent. Sans effusion.

— Qu’est-ce que tu peux me dire ? Comment est-il mort ?