A midi, Volokine s’était rendu à l’ambassade du Chili et s’était cette fois pris les pieds dans le sillage de l’autre flic, Vernoux, déjà passé au 2, avenue de la Motte-Picquet. Encore une fois, on ne comprenait pas pourquoi un deuxième policier posait les mêmes questions. Trop de flics pour un seul cadavre.
Volo avait fait le point. Faute d’avancer sur le mort, il allait avancer sur les vivants. Ses rivaux. Un coup de fil avait suffi pour cadrer Vernoux. 35 ans. Capitaine à la Ie DPJ depuis trois ans. Bien noté par sa hiérarchie. Assez efficace pour avoir convaincu le Proc de garder l’enquête. Un gugus consciencieux qui allait consacrer sa semaine de flagrance à débusquer le tueur. Ce gars-là ne le gênerait pas. Pour une raison simple : il suivait la piste politique et Volo savait que le meurtre n’avait rien à voir avec le passé chilien de la victime.
Le problème, c’était l’autre.
Il avait pris des renseignements sur le retraité arménien. Lionel Kasdan. 63 ans. Des états de service longs comme le bras. Volo connaissait vaguement son nom. L’Arménien était un ancien de la BRI, celle de la grande époque, dirigée par Broussard. Il avait aussi effectué un passage au Raid puis avait fini sa carrière à la Crim, en apothéose, bossant sur des affaires célèbres, dont celle de Guy George.
Concernant les faits d’armes, Volo n’avait entendu que des histoires exagérées — et il ne pouvait s’y fier. Mais Kasdan apparaissait comme un flic du pavé, tenace, violent, possédant un sens très sûr des hommes et du crime. Un mec de terrain, mais pas un mec de pouvoir, qui avait fini commandant presque malgré lui, à force de citations et de résultats.
Plusieurs fois, Kasdan avait bravé le feu. On parlait aussi, à la Crim, des taux d’élucidation record — mais pas mieux que ses propres résultats à lui. On évoquait également son flair, sa ténacité, son héroïsme, sa camaraderie. Toutes ces valeurs à la con dont lui, Volo, n’avait rien à foutre. Des valeurs de flic à l’ancienne, facho sur les bords, brave con au milieu. A l’époque où il entendait ces contes, lui bossait aux Stups, entre seringue et menottes, obsédé par sa dose et l’élaboration de ses filières. Lionel Kasdan avançait au son de La Marseillaise. Lui carburait aux paroles de Neil Young : « I’ve seen the needle and the damage done / A little part of it in every one / But every junkie’s like a settin’sun. »
Volo voulait des détails. Des dates. Des faits. Dans l’après-midi, il avait rejoint les archives de la PP, où le dossier de chaque flic est consigné. Les dates étaient là, noir sur blanc. Et les faits ne démentaient pas la légende.
1944.
Naissance à Lille, avec passeport iranien. 1959. Pensionnat et bourse à Arras. Obtient la nationalité française, grâce à l’obstination de ses parents, tanneurs dans le troisième arrondissement de Paris. 1962. Service militaire. Appelé au Cameroun, où se déroule — ce que Volo ignorait — une « opération de maintien de l’ordre », comme en Algérie. 1964. Retour en France. Trou noir jusqu’en 1966. Kasdan passe le concours administratif de gardien de la paix. Devient le matricule « RY 456321 ». Intègre la deuxième BT (Brigade Territoriale), dans le dix-huitième arrondissement.
Habitué à la guerre, l’homme doit sacrement se faire chier à patrouiller dans la rue. Mais à ce moment, c’est la guerre qui le rejoint dans la rue. Mai 1968. Durant les événements, Kasdan quitte l’uniforme et se noie dans la masse, pour participer à la grande bataille.
A ce point de l’histoire, Volo, installé derrière un petit bureau au fond des archives de la PP, avait joué du téléphone, afin d’étoffer les faits du dossier. Il connaissait assez d’anciens pour nourrir ces éléments bruts d’anecdotes circonstanciées.
C’est face aux barricades que l’Arménien rencontre Robert Broussard, alors que toutes les forces de police sont réquisitionnées contre la racaille gauchiste. Broussard sait reconnaître un flic quand il en voit un. Il repère le colosse arménien qui n’a pas froid aux yeux.
Trois ans plus tard, quand Broussard intègre la BRI, il se souvient de l’ancien soldat. En 1972, « Casse-dents », qu’on surnomme aussi « Doudouk », du nom de l’instrument arménien, rejoint l’Antigang. Ce sont les années Giscard. Les années du grand banditisme. Mesrine. Les frères Zemour. François Besse. Attaques à main armée en série, prises d’otages… Doudouk est sur tous les coups, Manurhin au poing.
Chaque année, le dossier d’un flic comporte une note, allouée par son supérieur direct — cette note, de un à sept, joue un rôle-clé pour son avancement. A chaque Noël, Kasdan se prenait un « sept sur sept ». Volokine sentait naître en lui une admiration pour le vieil Arménien mais aussi une sourde irritation contre ce bon petit soldat de la République. Lui qui plafonnait toujours à « quatre », traînant sa réputation de soufre, alors qu’il devait être dix fois plus génial que « Doudouk ».
Volokine avait aussi déniché dans le dossier la photocopie d’un passage des Mémoires de Broussard. Le commissaire avait écrit : « Lionel Kasdan était un des plus durs de la brigade. Un homme de poings et d’idées. Ses poings, il les réservait pour les truands. Ses idées, il les gardait pour lui. J’ai toujours soupçonné que l’Arménien était un intellectuel, un vrai, mais il n’a jamais assommé quiconque avec ses discours. Silencieux, précis, solitaire, il savait faire équipe et était toujours d’une loyauté sans faille. »
Sept années de « saute-dessus », durant lesquelles Kasdan avait tout connu. La blessure.
En 1974, à Brest, un cadre licencié prend en otage huit membres de la société où il travaille. L’Antigang intervient le soir même. Kasdan s’approche jusqu’aux portes de l’entreprise. A ce moment, un journaliste allume un projecteur. Le forcené aperçoit le reflet de Kasdan dans la porte vitrée. Surpris, il tire. Une gerbe de cinquante-quatre plombs touche l’Arménien à la poitrine et au cou. Il est miraculeusement sauvé par les chirurgiens du CHU de Brest. Trois mois de convalescence. Avec, en prime, une lettre de félicitations du ministre de l’Intérieur et une citation à l’ordre du Mérite — qu’on reçoit plutôt d’habitude à titre posthume.
La bavure.
En 1977, un malfrat marseillais est interpellé à Paris, dans le huitième arrondissement, après une poursuite musclée jusqu’à l’impasse Robert-Estienne. Quelques heures plus tard, dans les bureaux du 36, l’homme meurt, après avoir été interrogé par Kasdan. Ce dernier prononce, comme seule défense, regardant ses mains ouvertes : « J’ai rien vu venir. » L’autopsie, elle, conclut à une commotion cérébrale, provoquée par un choc. Ce choc a-t-il eu lieu durant la poursuite ou pendant l’interrogatoire ? Réponse impossible à établir. Non-lieu pour Kasdan.
1979.
Pendant trois années, Doudouk disparaît. Volokine est incapable de trouver le moindre document sur cette période. L’Arménien réapparaît en 1982. Les années Mitterrand. Surnommées aussi les « années zonzon », à cause des écoutes illégales ordonnées par le président lui-même. Kasdan est impliqué dans l’affaire. Christian Prouteau, fondateur du GIGN, vient de monter sa cellule antiterroriste. Il propose à Kasdan de le rejoindre — ils se sont connus sur les stands de tir. L’Arménien intègre la cellule qui devient rapidement un bureau de coordination, c’est-à-dire d’espionnage interne. Sans doute, Kasdan participe à ces missions d’écoutes illégales, visant des rivaux politiques, des personnalités, des journalistes. Il témoignera d’ailleurs lors du procès de Christian Prouteau, en 1998. Mais en sortira indemne.
1984, nouvelle disparition.