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En 1986, Pierre Joxe, alors ministre de l’Intérieur, crée le RAID (Recherche, Assistance, Intervention, Dissuasion), une sorte de GIGN pour les flics. C’est Broussard, encore une fois, qui supervise le groupe. De nouveau, il se souvient du capitaine Kasdan. L’Arménien a près de 40 ans. Il a une femme et un fils de 5 ans. Il a passé l’âge de jouer au cow-boy. Il devient formateur des tireurs d’élite. Kasdan est un spécialiste des pistolets semi-automatiques. Il sera l’artisan de la généralisation de ces modèles au sein des forces de police.

Les années passent à Bièvres, où les gars du RAID s’entraînent. En 1991, Kasdan rempile sur le terrain. Il intègre la Brigade criminelle. Jusqu’alors, Doudouk n’a jamais été un pur enquêteur. Homme d’action, barbouze, instructeur, il ne s’est jamais colleté avec la recherche d’indices, la paperasse, les procédures, les analyses scientifiques… A 47 ans, Kasdan devient un investigateur prodigieux. Un expert capable de repérer les indices, de décortiquer des faits, de recoller les pièces et de retourner les suspects…

Sur cette période, Volokine avait pu discuter avec un collègue de Kasdan. L’Arménien s’était révélé dans sa peau de limier. Un homme qui avait toujours les oreilles qui traînaient. Un sens du détail qui confinait à l’hyper-mémoire. Un mec qui avait la capacité de lire sur les lèvres, de mémoriser les visages aperçus une seule fois, et surtout un flic qui possédait l’art de sonder les esprits, les motivations, les mensonges.

Volokine devinait qu’à cet âge, Kasdan possédait une grande expérience du mal et de la violence et qu’il avait réussi à la reverser, la canaliser dans la traque des assassins. Il était devenu un artisan de la patience, prenant le temps qu’il fallait, jusqu’à identifier le coupable.

1995.

Kasdan devient commandant, à 51 ans, et part à la retraite à 57 ans, l’âge réglementaire. Depuis ce jour, plus personne à la PJ n’avait entendu parler de lui. Il n’était jamais revenu traîner ses pompes dans les bureaux du 36. Il n’avait jamais cassé les burnes à quiconque avec une nostalgie de mauvais aloi.

Kasdan avait tourné la page pour de bon.

16 h. Volokine quitta les archives, saluant les fonctionnaires, avec la gueule pénétrée du mec en pleine enquête. Les informations bourdonnaient dans sa tête. Kasdan, quarante années de bons et loyaux services, sans peur et sans reproche. Un condé. Un vrai. Pas une de ces tapettes qu’on croisait dans les romans policiers, qui jouait du violon le week-end ou se passionnait pour la philologie. Regagnant sa bagnole, Volo fut saisi par une idée. Derrière ce profil, Volokine sentait quelque chose d’autre. Une faille qu’il n’arrivait pas à nommer mais que son instinct avait repérée.

Il prit la direction d’un cybercafé et s’installa dans le box le plus au fond. Objectif : trouver des traces de Kasdan sur la Toile. Coupures de presse, participations à des associations arméniennes, discours de mariage… N’importe quoi, pourvu que cela soit d’ordre privé.

Quelques clics plus tard, Volokine n’en croyait pas ses yeux.

Il avait découvert une source inespérée. L’autobiographie du flic arménien, signée de sa propre main ! Non pas un ouvrage édité, ni même un texte chronologique structuré, mais une série d’articles parus dans un magazine mensuel de la communauté arménienne, Ammt, lié à l’association UGA (Union Générale Arménienne), implantée à Alforville. Depuis plusieurs années, Kasdan rédigeait un article mensuel, sur un thème donné, partant toujours d’une anecdote personnelle pour rejoindre son thème favori : son Arménie bien-aimée.

Cette chronique abordait toutes sortes de sujets. Problème des passeports des Arméniens. Monastère de San Lazzaro, situé sur une île au large de Venise. Les romans de William Saroyan. La carrière d’Henri Verneuil, réalisateur français, de son vrai nom Achad Malakian. Kasdan avait même rédigé un texte sur un groupe de néo-métal américain, « System of a down », dont les membres étaient tous d’origine arménienne. Ce détail étonna Volokine. Il écoutait depuis des années ce groupe de Los Angeles — et il imaginait mal Papy écouter Chop-Suey ou Attack, tubes lacérés de hurlements et de guitares saturées.

Au fil de sa lecture, son étonnement ne cessait de se renforcer. L’Arménien se montrait raffiné, nuancé, complexe. « Un intellectuel », avait dit Broussard. En tout cas, on était loin du flic brutal, borné, qui n’avait « rien vu venir » quand un suspect lui avait claqué entre les doigts.

L’article sur San Lazzaro degli Armeni était particulièrement touchant. Après son retour du Cameroun, en 1964, Kasdan s’était exilé sur cette île, habitée exclusivement par des moines arméniens. Là, il avait plongé dans cette culture et amélioré sa connaissance de la langue. Les mots de Kasdan, sa façon de décrire sa solitude, son apaisement, avaient réveillé des souvenirs chez Volokine, qui avait connu lui aussi des moments de retraite — ses périodes de décrochage. Lui aussi avait savouré cette paix, en plus agité, quand il s’était écarté — ou avait tenté de s’écarter — du chaos de son existence, marquée par la violence et la drogue.

Un autre article était frappant. Sur un peintre, Arman Tatéos Manookian, un Américain d’origine turque qui s’était passionné pour Hawaï et s’était installé à Honolulu, dans les années 30. Une sorte de Gauguin, aux toiles pleines de couleurs, qui s’était donné la mort par empoisonnement, à 27 ans, foudroyé par une dépression.

Le texte de Kasdan était bouleversant. L’Arménien décrivait les deux visages de l’artiste. Les lignes pures et les aplats colorés des toiles, les ténèbres de son cerveau. Volo n’était pas dupe. Kasdan parlait de la dépression de l’intérieur. Le flic avait connu des troubles psychiques.

Le dernier portrait marquant était celui d’Achad Malakian, alias Henri Verneuil. Le réalisateur français avait tout pour séduire le flic. D’abord, il était un immigré, comme Kasdan, et son œuvre exprimait souvent, en filigrane, ce sentiment d’exil. Par ailleurs, Verneuil était l’homme du cinéma d’action des années 60. Celui de Jean-Paul Belmondo et d’Alain Delon. Volokine pressentait que Kasdan s’était toujours identifié à ce genre de flics. Après tout, il était une sorte de Belmondo réel, le héros de Peur sur la ville.

Plus profondément encore, Volokine devinait l’amour de Kasdan pour le cinéma en noir et blanc. Cette esthétique de contrastes, d’ombres portées, de visages traités comme des paysages. Oui, Kasdan voyait la vie en blanc et noir. Il se considérait lui-même comme un héros de polar, aux valeurs dépassées, à l’accent traînant. Jean Gabin dans Mélodie en sous-sol.

Volokine quitta le cybercafé à 18 h. L’heure de la soupe allait bientôt sonner au foyer. Il plongea dans le RER, tout à ses pensées. Il tenta une synthèse sur Kasdan. 63 ans, un mètre quatre-vingt-huit, cent dix kilos. Un as du flag, un barbouze, un instructeur, un limier. Mais aussi un Arménien, un exilé mélancolique, se pointant à l’église chaque dimanche, imitant Charles Aznavour dans les mariages — il tenait ce détail d’un autre flic arménien qu’il avait eu au bout du fil —, nourrissant sa propre personnalité de sa communauté. Un être tourmenté, peut-être dépressif, abritant en lui tout un tas de valeurs contradictoires. Une sorte d’intellectuel, plutôt radin, qui passait aussi pour un « chaud lapin » mais n’avait jamais quitté sa femme.

En arrivant au foyer, une image frappa l’esprit de Volo. Kasdan était une bombe à fragmentation. Un ensemble d’éclats compressés, toujours prêts à sauter. Si Doudouk n’avait jamais explosé, lançant des fragments meurtriers aux quatre coins du décor, c’était grâce à son boulot de flic, qui l’avait toujours tenu entier et debout.