Volokine ouvrit le portail sans sonner et se glissa dans le terrain vague qui tenait lieu de jardin au centre. Il s’installa dans une brouette, près du potager. Sa planque habituelle pour se rouler un joint. Il statua sur son rival. Un partenaire potentiel, avec qui il ne partageait aucun point commun, à l’exception d’un seul. Sa vocation de keuf. Le principal, en somme.
Au fond de sa brouette, sentant déjà le froid nocturne s’insinuer dans ses os, Volokine ouvrit lentement, avec un ongle, une Craven dans sa longueur et répandit le tabac blond dans deux feuilles à rouler collées ensemble. Le bruit du portail lui fit lever les yeux et stopper son geste. Volokine resta bouche bée.
Dans l’encadrement de la grille, approchait la bombe à fragmentation en personne.
Lionel Kasdan, avançant d’un pas d’ours mal léché. Treillis couleur sable et chèche roulé autour du cou. Volo sourit.
Il s’attendait à cette visite, mais pas si tôt.
15
— Salut, dit Kasdan. Pas de réponse.
— Tu sais qui je suis, non ?
Silence.
A la lueur d’une des ampoules de la grille, Kasdan pouvait détailler son visage. Bien plus nettement que sur la photo. La première chose qui le frappa, c’était la beauté du mec. Sarkis n’avait pas menti : le jeune homme, malgré ses cheveux collés de pluie et sa barbe de trois jours, resplendissait. Des traits réguliers, de grands yeux clairs, sous des sourcils épais, juste ce qu’il fallait pour ne pas ressembler à une fille, une bouche sensuelle, bien dessinée, qui évoquait les jeunes chanteurs de rock hérités de l’école grange.
— Tu es sans doute dans ta phase « légume », reprit-il. Mais je n’y crois pas. Pas du tout.
Volokine ne leva même pas un cil. Talons calés contre les parois de la brouette, il fixait un point lointain, indifférent à la bruine qui lui poissait les mèches.
L’Arménien posa son regard aux alentours : des piquets étaient posés sur des tréteaux. Il opta pour les grands moyens. En un seul geste, il attrapa un des bâtons à deux mains, façon sabre japonais, pivota et l’abattit violemment sur la tête du junkie.
Tout ce qu’il réussit à faire, ce fut l’amorce du mouvement. Volokine lui avait déjà bloqué les deux bras en l’air de la main gauche. Quant à la droite, Kasdan pouvait sentir la vibration du poing serré, arrêté à quelques millimètres de sa propre gorge. Un courant glacé lui descendit dans les chaussettes — la conviction qu’en un seul coup, le jeune rebelle aurait pu le briser net, lui, ses cent dix kilos et sa soi-disant puissance.
— Je vois que les réflexes reviennent.
Volokine acquiesça d’un signe de tête. Le tabac blond, déposé dans une feuille à rouler dans les plis de sa veste, n’avait pas bougé.
— Ils valent mieux que les vôtres, Papy.
Kasdan se recula, se libérant de l’emprise. Il balança son « sabre » par terre.
— Je n’en doute pas, mon garçon. Mais je préférerais que tu laisses tomber les surnoms désobligeants. (Il frappa dans ses mains.) Si on passait aux présentations ?
— Pas besoin. Je me suis renseigné sur vous.
— C’est ce que je veux savoir. Que sais-tu sur moi ?
— Lionel Kasdan. Croisé arménien. Prêt à défendre, par tous les moyens, la veuve, l’orphelin, et les innocents… Surtout s’ils viennent du pays.
— Pour le meurtre, comment tu as su ?
— L’État-Major. Une copine place Beauvau fait la permanence. Elle me file les tuyaux qui m’intéressent.
Depuis le début, Kasdan avait vu juste. Il voulut la jouer complice.
— Tu la sautes ? demanda-t-il en faisant un clin d’œil.
— Non. (Volokine acheva de rouler sa cigarette, sans doute un joint en devenir, qu’il renonçait maintenant à « épicer ».) Je ne suis pas comme vous.
— Comme moi ?
— On m’a dit que même un trou dans un mur, vous vous l’enfileriez.
L’Arménien éprouva un sentiment mitigé. Flatté qu’on puisse encore lui prêter cette réputation d’étalon. Vexé pour la même raison. Cette légende qu’il avait soigneusement entretenue durant sa carrière, en partie fausse, lui paraissait aujourd’hui vulgaire. Face à lui, ce jeune homme émacié, mal rasé, dégageait une forme de pureté bien plus séduisante.
— Passons. Tu as donc eu entre les mains le télex de Vernoux ?
— Par mail, oui.
— A quelle heure ?
— Hier soir. Vers 23 h.
— Et ce matin, tu as appelé l’Identité judiciaire ?
— Arrêtez les questions. Vous connaissez les réponses.
— Ce que je ne sais pas, c’est pourquoi cette affaire t’intéresse.
— Elle concerne des enfants.
— Elle concerne un enfant. Un témoin. Tu te considères comme un spécialiste ?
Le Russe lui lança un sourire. Une éclaboussure sensuelle, du bout des lèvres, qui devait faire craquer plusieurs étages de secrétaires à la Préfecture de Police.
— Kasdan, vous aussi vous connaissez mon pedigree. Alors, gagnons du temps.
— Tu es un flic de la BPM. Un obsédé des pédophiles. Pas un spécialiste des crimes de sang. Ni un psychologue chargé d’interroger les enfants impliqués dans cette affaire.
Le Russe alluma sa cigarette et la pointa vers Kasdan :
— Vous avez besoin de moi.
— Pour interroger les mômes ?
— Pas seulement. Pour saisir les enjeux de cette affaire. Kasdan éclata de rire.
— Ne sois pas dur : donne-moi une piste.
Le jeune flic aspira une longue bouffée et lança un coup d’œil au vieux briscard. Ses yeux brillaient d’un éclat cristallin, sous la pluie qui redoublait. Des gouttes perlaient sur ses cils. Kasdan comprit. L’état de manque, l’apathie, la vulnérabilité du mec en plein sevrage, tout cela, c’était du camouflage — un leurre.
Sous l’épave, il y avait un génie.
Un soldat qui pouvait constituer un partenaire de choc.
— Les empreintes de baskets.
— Eh bien ?
— Ce ne sont pas celles d’un témoin.
— Non ?
— Ce sont celles du tueur.
Les yeux clairs s’enfoncèrent dans les pupilles de Kasdan.
— Le tueur est un môme, Kasdan.
— Un môme ? répéta stupidement l’Arménien.
— Mon hypothèse, c’est que Goetz était pédophile. Un des enfants de la chorale lui a réglé son compte. Voilà l’histoire. Une vengeance de gamin violé. Une conspiration de gosse.
16
Sur la route du retour, une phrase trottait dans sa tête. Une réplique fameuse de Raimu, dans un film de Henri Decoin, Les inconnus dans la maison. Jouant le rôle d’un avocat alcoolique, l’acteur lançait à la barre : « Les enfants ne sont jamais coupables ! » Kasdan répéta à voix haute dans sa voiture, imitant l’accent méridional du comédien : « Les enfants ne sont jamais coupâbleeeeees… »
En écho à cette réplique, il entendait celle du jeune loup. « Le tueur est un môme. » Absurde. Choquant. Stupide. En 40 ans de carrière, Kasdan n’avait jamais entendu parler d’un meurtre commis par un enfant — à part, très rarement, dans les pages des faits divers. Voilà où il en était. Il avait parcouru cinquante bornes, perdu trois heures de son temps, pour entendre une connerie.