Son opinion sur Volokine était faite. Le jeune Russe était givré. Un homme sous tension qui avait dû subir un traumatisme dans son enfance et voyait partout des prédateurs pédophiles. Une poignée de main, un échange de numéros de portables, et Kasdan lui avait fait comprendre qu’il devait en rester là. Se reposer dans son foyer et ne plus le gêner, lui, dans cette enquête.
Il regarda sa montre. 21 h. Dans moins de trente minutes, il serait rentré chez lui. Il se concocterait un café bien chaud et se plongerait dans ses bouquins spécialisés. La piste politique sonnait la plus juste. Demain matin, il serait incalable sur l’histoire politique du Chili.
Il parvenait sur le boulevard périphérique quand son portable sonna.
— Mendez.
— Tu as du nouveau ?
— Non. Oui. Les tests toxico sont négatifs, comme prévu. Mais il y a autre chose. (Le légiste toussa puis reprit :) Un détail qui cloche. J’ai fini l’anapath des cicatrices — celles de la verge, notamment. Je les ai observées au microscope.
— Et alors ?
— Elles ne datent pas des années 70. Pas du tout. Certaines contiennent même de l’hémosidérine. Des traces de fer, c’est-à-dire de sang. Ce qui signifie qu’elles viennent à peine de se refermer…
— Il aurait été torturé cette année ?
— Pas torturé, non. A mon avis, c’est un truc plus glauque…
— Comme ?
— Il s’est mutilé lui-même. Ses cicatrices sur le sexe sont caractéristiques de certaines pratiques. Tu te garrottes le membre pour provoquer des sensations…
L’Arménien conservait le silence. Mendez continua :
— Si tu savais ce qu’on voit parfois… Pas plus tard que la semaine dernière, j’ai reçu un morceau de phallus. Une tranche de bite, je te jure. Par la poste. Le morceau était…
— Selon toi, Goetz serait un pervers ?
— Un SM, oui. Ce n’est pas une certitude à 100 %. Mais j’imagine bien le mec se taillader la teube…
Kasdan songea à Naseer, le petit pédé. Pouvait-il être son partenaire dans ces jeux malsains ? Il se souvenait de leurs pratiques érotiques au fond du réservoir. Cela ouvrait une autre piste : le monde tordu des pervers. Et l’hypothèse d’un compagnon de jeu, caché, sadique, assassin.
— C’est tout ?
— Non. Il y a aussi un mystère du côté de la prothèse.
— Quelle prothèse ?
— Je t’ai expliqué hier que Goetz avait subi une opération…
— OK. J’y suis.
— Grâce au numéro de la prothèse, j’aurais dû retrouver son origine et le lieu d’intervention.
— Ce n’est pas le cas ?
— Non. J’ai bien l’origine — l’objet a été fabriqué par un grand labo français — mais impossible d’identifier la clinique ou l’hosto qui l’a acquis. La prothèse s’est volatilisée.
— Comment tu expliques ça ?
— A priori, elle a été exportée. Mais il y aurait une trace aux douanes. Or, il n’y a rien. Elle est sortie de France mais n’a jamais franchi aucune frontière. Incompréhensible.
Kasdan ne savait quoi penser de ce détail. Peut-être une simple bourde administrative. Pour l’heure, l’Arménien était intéressé par l’autre découverte — les possibles pratiques SM du Chilien.
Kasdan remercia Mendez — encore une vérité qu’il possédait quelques heures avant Vernoux — puis raccrocha.
Sortie du périphérique. Il se glissa dans la rue de la Chapelle et savoura la fluidité du trafic. D’ordinaire, cette artère était toujours bouchée. Il appréciait aussi la brillance, la vivacité du Paris nocturne sous la pluie. 40 ans à arpenter sa ville de nuit et il ne s’en lassait pas.
Nouveau coup de fil.
Kasdan décrocha en attrapant la rue Marx-Dormoy.
— Monsieur Kasdan ?
— C’est moi, dit-il sans reconnaître la voix.
— Je suis le père Stanislas. Je dirige la paroisse Notre-Dame-du-Rosaire, dans le quatorzième arrondissement.
Un des prêtres qu’il avait manques aujourd’hui, lors de sa visite aux églises.
— J’ai appris la nouvelle à propos de Wilhelm Goetz. C’est terrible. Incompréhensible.
— Qui vous l’a dit ?
— Le père Sarkis. Il m’a laissé un message. Nous nous connaissons bien. Vous êtes l’inspecteur chargé de l’enquête ?
« Inspecteur » : pendant combien de siècles encore utiliserait-on ce terme complètement caduc ? Ce n’était pas le moment de faire la fine gueule.
— C’est bien moi, répondit Kasdan.
— Que puis-je pour vous ?
— Je cherche des informations sur Goetz. Je cherche à savoir qui il était.
Le père déballa le portrait habituel. L’immigré modèle, passionné de musique. Par esprit de contradiction, Kasdan lança :
— Vous saviez qu’il était homosexuel ?
— Je m’en doutais, oui.
— Ça ne vous gênait pas ?
— Pourquoi cela m’aurait-il gêné ? Vous ne m’avez pas l’air très… ouvert d’esprit, inspecteur.
— A votre avis, Goetz pouvait-il mener une vie cachée ?
— Liée à son homosexualité, vous voulez dire ?
— Ou à autre chose. Des goûts pervers, des pratiques de détraqué…
Kasdan s’attendait à une réplique offusquée — il poussait exprès le bouchon. Mais il n’eut droit qu’à un silence. Le prêtre semblait réfléchir.
— Vous aviez remarqué quelque chose ? insista l’Arménien.
— Ce n’est pas ça…
— Qu’avez-vous à me dire ?
— Cela n’a peut-être aucun rapport… Mais nous avons eu un problème.
— Quel problème ?
— Une disparition. Au sein de notre chorale.
— Un enfant ?
— Un enfant, oui. Il y a 2 ans.
— Que s’est-il passé ?
— Le choriste a disparu, c’est tout. Du jour au lendemain. Sans laisser de trace. Au début, on a pensé à une fugue. L’enquête a montré que le gamin avait préparé ses affaires. Mais sa personnalité ne laissait pas prévoir une telle… décision.
— Attendez. Je me gare.
Kasdan était parvenu sous le métro aérien, boulevard de la Chapelle. Il se rangea à l’ombre des structures de fer, coupa le contact, sortit son carnet.
— Le nom du gosse, souffla-t-il en décapuchonnant son feutre.
— Tanguy Viesel.
— Il était juif ?
— Non. Catholique. Il a peut-être une origine juive, je ne sais pas. Son nom s’écrit avec un « V ».
— Quel âge avait-il ? La voix se crispa :
— Vous en parlez au passé. Rien ne dit qu’il soit mort.
— Quel âge avait-il au moment des faits ?
— 11 ans.
— Dans quelles circonstances a-t-il disparu ?
— Après une répétition. Il a quitté la paroisse, comme les autres enfants, le mardi soir, à 18 h. Il n’est jamais rentré chez lui.
— Quelle date, exactement ?
— Au début de l’année scolaire. En octobre 2004.
— Il y a eu une enquête ?
— Bien sûr. Mais cela n’a rien donné.
— Vous vous souvenez du nom de la brigade qui s’est occupée de l’affaire ?
— Non.
— Le nom de l’enquêteur ?
— Non.
— La BPM : ça ne vous dit rien ?
— Non.
— Pourquoi vous me parlez spontanément de cette histoire ? Wilhelm Goetz a été soupçonné ?
— Bien sûr que non ! Qu’allez-vous chercher ?