— Il a été interrogé ?
— Nous avons tous été interrogés.
Bref silence. Kasdan sentait l’imminence d’une révélation.
— Mon père, si vous savez quelque chose, c’est le moment d’en parler.
— Il n’y a rien de plus à dire. Wilhelm est simplement la dernière personne à avoir vu Tanguy ce soir-là.
L’homme reculait. L’Arménien poursuivit :
— Parce qu’il dirigeait la chorale ?
— Pas seulement. Quand Wilhelm finissait sa répétition, il quittait lui aussi la paroisse. Il faisait donc un bout de route avec certains élèves. Les policiers lui ont demandé s’il avait accompagné Tanguy…
— Et alors ?
— Wilhelm Goetz a répondu par la négative. Il n’empruntait pas le même chemin.
— Quelle est l’adresse de l’enfant ?
— C’est important pour votre enquête ?
— Tout est important.
— Les Viesel vivent dans le quatorzième arrondissement. Au 56, rue Boulard, près de la rue Daguerre.
Kasdan nota et reprit :
— C’est tout ce que vous pouvez me dire sur Goetz ?
— Oui. Et encore une fois, il n’a jamais été soupçonné de quoi que ce soit dans l’affaire Viesel. Je regrette de vous en avoir parlé.
— Ne vous en faites pas. J’ai bien compris. Je passerai vous voir demain.
— Pourquoi ?
Kasdan faillit répondre : « Pour lire dans tes yeux ce que tu ne m’as pas dit », mais il se contenta d’un : « Simple formalité. » Une fois qu’il eut raccroché, un frisson courut dans ses membres. La disparition du môme et le meurtre de Goetz avaient une chance d’entretenir un rapport.
Il rangea son carnet, son feutre, puis fixa un instant les hautes structures en arcs du métro aérien. Il songea aux révélations de Mendez. Le soupçon de perversité. Et maintenant cette disparition d’enfant… Kasdan se demanda si Goetz était si blanc que ça… Il luttait pour ne pas associer ces trois termes : homosexuel-pervers-pédophile.
Se pouvait-il que Volokine ait raison ?
Kasdan se raisonna. La technique même du meurtre contredisait la voie d’un enfant assassin. La pointe utilisée. L’alliage inconnu. La partie visée du corps — les tympans. Tout cela allait à l’encontre d’une vengeance de gamin.
Kasdan enclencha une vitesse et reprit le boulevard de Rochechouart.
Les enfants ne sont jamais coupables.
La réplique de Raimu sonnait creux maintenant.
Elle n’apparaissait plus comme un axiome définitif.
17
Cédric Volokine s’était fait beau. Costume noir, plus de la première jeunesse. Chemise blanche, en coton trop épais, dont le col rebiquait. Cravate sombre chiffonnée, du genre de celles que portent les enfants, dont le nœud factice dissimule un élastique sous le col. Le tout était englouti sous un lourd treillis kaki.
Il y avait dans ce look quelque chose de touchant — de maladroit, de naïf. Sans compter les baskets qui ne cadraient pas avec l’effort d’ensemble. Justement des Converse. Kasdan perçut dans ce détail la preuve matérielle de la proximité de Volokine avec les gamins de la cathédrale.
Le Russe attendait le long de la grille de Cold Turkey, tel un auto-stoppeur. Dès qu’il vit la Volvo de Kasdan s’approcher, il attrapa son sac et courut dans sa direction.
— Alors, Papy ? On a changé d’avis ?
Kasdan l’avait appelé à la première heure pour l’avertir qu’il passerait le prendre sur le coup des 10 h. Le deal était simple : une journée pour interroger à nouveau les enfants et prouver d’une manière quelconque que son hypothèse était la bonne. Parallèlement, il avait contacté Greschi, le patron de la BPM, pour le prévenir qu’il sortait le gamin du frigo. « En stage ». Le commissaire avait eu l’air plutôt étonné mais n’avait pas posé de questions.
— Monte.
Volokine contourna la voiture. Kasdan remarqua que son sac était une gibecière de l’armée. Une de ces sacoches que les soldats de la guerre de 14–18 portaient en bandoulière pour trimballer leurs grenades.
Le Russe s’installa. L’Arménien démarra. Les premiers kilomètres filèrent en silence. Au bout d’une dizaine de minutes, le jeunot reprit son manège de la veille. Feuilles à rouler. Tabac blond…
— Qu’est-ce que tu fais ?
— A votre avis ? C’est le directeur du centre qui nous donne le shit. Il prétend qu’il est bio. Dans le réfectoire, un panneau prévient : « Vive le chanvre ! » Vous voyez le genre ?
— On t’a jamais dit que c’était mauvais pour les neurones ? Volokine passa sa langue sur la partie adhésive du papier à cigarette et colla deux feuilles.
— Là d’où je viens, c’est un moindre mal. Kasdan sourit :
— Au Cameroun, on disait : une balle dans le cul, ça vaut mieux qu’une balle dans le cœur.
— Exactement. Le Cameroun, c’était comment ?
— Loin.
— De la France ?
— Et d’aujourd’hui. Parfois, j’ai même du mal à croire que j’y suis allé.
— J’ignorais qu’il y avait eu une guerre là-bas…
— Tu n’es pas le seul. Et c’est tant mieux.
Volokine sortit avec précaution une barrette de cannabis de son emballage d’aluminium. A l’aide d’un briquet, il brûla l’un des angles et l’émietta au-dessus du tabac. L’odeur ensorcelante de la drogue se répandit dans la voiture. Kasdan ouvrit sa vitre en se disant que la journée prenait déjà une tournure étrange.
Il décida d’entrer dans le vif du sujet.
— Tanguy Viesel : comment tu étais au courant ?
— Qui ?
— Tanguy Viesel. Le môme disparu de la chorale de Notre-Dame-du-Rosaire.
— Quel môme ? Quelle chorale ?
Kasdan lança un bref regard à Volokine — il était en train d’encoller son joint.
— Tu ne savais rien ?
— J’le jure, Votre Honneur, répondit-il en levant son joint de la main droite.
Kasdan rétrograda et se glissa sur la voie d’accès de l’autoroute. Durant la nuit, il avait identifié le groupe d’enquête en charge de la disparition du petit Tanguy : des gars de la 3e DPJ, avenue du Maine, et non la BPM. Après tout, le Russe n’était peut-être pas au jus.
Il se fendit d’une explication sommaire :
— Un gosse a disparu, il y a 2 ans. Il appartenait à une des chorales que dirigeait Goetz. Notre-Dame-du-Rosaire.
— Je ne savais même pas que Goetz en dirigeait plusieurs. Quelles sont les circonstances de la disparition ?
— Le môme a quitté un soir la paroisse et n’est jamais rentré chez lui.
— Il a peut-être fugué.
— Il semble avoir préparé un sac, en effet. L’enquête n’a rien donné. Tanguy Viesel s’est évaporé.
— Cela pourrait confirmer mon hypothèse de pédophilie, mais il ne faut pas s’emballer.
— T’as raison. Parce que rien ne dit que Goetz est dans le coup. Absolument rien.
Volokine alluma son cône. L’odeur du haschisch redoubla dans la voiture. Kasdan avait toujours aimé ce parfum. Il lui rappelait l’Afrique. Il nota le contraste entre l’odeur exotique, chaleureuse, et l’absolue désolation de la vue : champs noirs, pavillons sales, zone commerciale aux couleurs criardes.
— J’ai passé la nuit sur différents fichiers, reprit-il. Pour savoir si Goetz avait des antécédents. Je n’ai rien trouvé. (Il fit claquer l’ongle de son pouce sous ses dents.) Pas ça. J’ai épluché le FIJAIS. J’ai consulté les archives de ta brigade, la BPM. J’ai gratté du côté de l’OCRVP. Jamais le nom de Goetz n’est apparu où que ce soit. Le mec est blanc comme neige.