— La première vague, sourit l’adolescent. J’suis inscrit depuis septembre.
— Zelda. Need for Speed Carbon. Splinter Call Double Agent : lequel tu kiffes le plus ?
— Need for Speed Carbon. La version Wii : ça a l’air trop top.
— Tu sais qu’on parle d’une version PES pour la Wii ?
— Trop.
La conversation continuait ainsi, dans une langue inintelligible pour Kasdan. Mais une chose était sûre : le courant passait. Le ton. La voix. Tout était différent. Kasdan, lui, restait en retrait. Adossé contre le mur, à quelques mètres du face-à-face, dans la salle de classe vide.
Ils étaient parvenus au lycée Hélène-Boucher à 11 h 30. Le moment du déjeuner à la cantine — idéal pour isoler l’enfant. La directrice du collège n’avait fait aucune objection. Les parents de Kevin Davtian avaient déjà évoqué le drame en amenant leur fils à l’école et Vernoux ne s’était pas encore pointé. Le rythme d’une enquête officielle avait sa propre inertie. Inertie qu’ils ignoraient, eux, électrons libres…
Volokine entra dans le vif du sujet :
— Goetz, il était sympa ?
— Sympa, ouais. Sans plus.
— Si tu devais le décrire en quelques mots, qu’est-ce que tu dirais ?
Kasdan laissa son collègue à son audition. Il remonta le couloir. Il doutait que Volo obtienne plus de résultats que lui-même, malgré son ton de complicité. Mais peut-être surprendrait-il une faille, un détail, qui trahirait l’enfant-témoin ou l’enfant-coupable…
Il descendit l’escalier — ils étaient au premier étage. L’architecture du lycée était impressionnante. Immense édifice de briques rouges, déployant des espaces hauts et majestueux, rappelant ces constructions des villes d’Amérique du Sud qui rivalisent avec les plaines et les montagnes du dehors.
Kasdan sortit son portable. Pas de signal. Il se dirigea vers le portail. Le lieu était vraiment écrasant : du bronze, du marbre, des briques. Toujours pas de signal. Il franchit le seuil et accéda au cours de Vincennes. Enfin, les barres sur l’écran. Il composa le numéro d’un ancien collègue à qui il demanda de consulter certains fichiers sur ordinateur.
S’il acceptait l’idée d’un enfant assassin, alors il y avait du boulot. Un môme capable de passer à l’acte, ce n’était pas rien. Il avait peut-être des antécédents. Psychologiques. Judiciaires. Il fallait vérifier pour chaque nom de la liste.
Le collègue rechigna. Chaque consultation de fichier est mémorisée par un logiciel qui agit comme un mouchard général, capable de retrouver le jour, l’heure et le matricule du flic qui a effectué la connexion. Rien ne se perd. Rien ne s’oublie. Kasdan négocia encore et parvint à convaincre le mec au bout du fil, se disant que ces « passages fichiers » par téléphone n’auraient qu’un temps.
Au bout d’une demi-heure, il n’avait rien trouvé. Pas l’ombre d’un délit ni même d’une hospitalisation psychiatrique au nom d’un des gamins. Kasdan rangea ses lunettes et remercia l’homme qui le prévint en retour :
— Je sais pas ce que tu magouilles, Doudouk. Mais c’était la dernière fois.
Kasdan retourna dans le hall. Volokine marchait à sa rencontre :
— Alors ?
— Alors, rien. Il ne sait rien et je le vois mal en train de buter l’organiste.
L’Arménien ne put retenir un sourire. Le chien fou reprit :
— Quel est le prochain ?
— On passe Rive gauche. David Simonian. 10 ans. Lycée Montaigne, dans le sixième arrondissement.
Ils filèrent jusqu’à la place de la Nation, empruntèrent le boulevard Diderot, le descendirent jusqu’au pont d’Austerlitz. Sur l’autre rive, ils remontèrent les quais en direction de Notre-Dame. Les immeubles de pierre avaient la couleur du ciel, les gaz d’échappement tissaient une atmosphère de grisaille. Dans ces moments-là, Paris semblait construit en une seule matière : l’ennui.
Kasdan braqua à gauche. Remonta la rue Saint-Jacques. Au sommet, il prit une petite artère à droite, la rue de l’Abbé-de-l’Epée, traversa le boulevard Saint-Michel, enquilla sur la rue Auguste-Comte et tomba pile devant le lycée Montaigne. Volokine ne lâcha pas un mot sur cette prouesse d’orientation. Il savait, comme Kasdan, que n’importe quel flic peut se reconvertir en chauffeur de taxi à la fin de sa carrière.
Au sein de l’établissement, même manège. Présentation d’une carte invalide. Bluff sur la soi-disant enquête officielle. Un coup de fil, un seul, du proviseur aux parents ou à la PJ, et ils étaient morts. Mais on alla chercher David Simonian, en plein repas, et on le plaça dans le réfectoire.
Lorsque Kasdan revit le gamin tout en longueur, à la coupe ébouriffée, la proximité avec Volo lui sauta aux yeux. Ils avaient l’air d’appartenir au même groupe de rock. Il s’exila une nouvelle fois. Il voulait essayer un autre truc. Si Goetz était bien un pédocriminel, s’il avait fait quoi que ce soit qui ait pu traumatiser un enfant et lui inspirer une vengeance, alors il fallait aller au bout du raisonnement. L’enfant-assassin pouvait appartenir à une autre chorale. Celle de Notre-Dame-du-Rosaire ?
Il repartit à zéro et rappela le père Stanislas. Il s’était juré d’aller le visiter en personne mais il ne voulait pas lâcher Volo — on verrait plus tard. Docilement, le prêtre lui dicta la liste de ses choristes.
Kasdan se creusa le ciboulot et trouva encore, à l’arraché, un flic qui accepta de faire la recherche à sa place.
Lunettes sur le nez, l’Arménien dictait les noms, faisant les cent pas dans le hall du lycée, attendant chaque consultation, appréciant au passage les différences d’architecture avec l’établissement précédent. Ici, régnait la pierre de taille. Claire. Immortelle. Le bahut devait avoir au moins trois siècles et il avait été entièrement rénové. Pierres blanches. Jardins impeccables. Vastes espaces où les pas résonnaient comme des marches funèbres.
Une demi-heure plus tard, il n’avait rien péché et Volokine réapparaissait avec une expression fermée. Rien, lui non plus.
A 14 h, ils débarquaient au lycée Victor-Duruy, boulevard des Invalides.
Benjamin Zarmanian, 12 ans.
Volokine demanda à Kasdan d’aller acheter des sandwiches pendant qu’il s’entretenait avec le gamin. Kasdan repartit, éprouvant la désagréable sensation d’être l’assistant du jeunot.
Le temps qu’il revienne avec les vivres, Volokine ressortait déjà de la salle de classe. Zéro, encore une fois. Secrètement, Kasdan se réjouissait de ces échecs. Volokine n’était pas plus malin que lui.
14 h 45. Brian Zarossian.
Lycée Jacques-Decourt, avenue de Trudaine, neuvième arrondissement. Chou blanc.
15 h 30. Harout Zacharian.
Ecole Jean-Jaurès, rue Cavé, dix-huitième arrondissement. Que dalle.
Kasdan assistait maintenant Volokine durant chaque interview. Il ne comprenait pas un mot de leur conversation sur les jeux vidéo, les personnages de séries télévisées ou les nouveaux modes de communication. Cela semblait être le passage obligé pour un vrai échange entre l’homme et l’enfant. De toute façon, cette complicité ne menait nulle part. Pas l’ombre d’un trouble. Pas un mot qui trahisse le moindre secret.
16 h 45. Ella Kareyan.
Lycée Condorcet, rue du Havre.
Au cœur du quartier de la gare Saint-Lazare, le trafic ne cessait de s’intensifier. À mesure que l’après-midi s’écoulait, les deux partenaires s’enfonçaient dans un carcan de pierres et de bagnoles. Bredouilles, encore une fois.
A 18 h, il ne restait plus qu’un enfant à interroger. Timothée Avedikian, 13 ans, à Bagnolet.