Les signes couraient toujours. Kasdan avait l’impression de s’enfoncer dans une jungle profonde, inextricable. Volo semblait au contraire en terre d’intelligence. Il tapait avec une rage contenue — la tension du chasseur qui « sent » le gibier mais avance avec discrétion.
— Merde de merde de merde !
— Tu n’as rien ?
— Que dalle. Goetz a dû être formé par des spécialistes. Il est insaisissable.
— Tu pousses un peu, non ?
— Les pédos sont solidaires. Ils se tiennent les coudes. Un expert forme les autres et ainsi de suite. Croyez-moi, j’ai l’expérience de ces enculés.
Il se baissa et plongea sa main dans sa gibecière :
— Il me reste l’arme fatale.
Volokine brandit un CD scintillant, qu’il glissa d’un geste dans l’ordinateur :
— Un programme « Undelete ». Une sorte de sonde qui plonge dans les couches ultimes de l’ordinateur. Ce qu’on appelle le bas niveau. Ce logiciel procède par balayage dans les entrailles de la machine et récupère tout ce qui est censé être effacé. C’est un programme hyper-rapide qu’on utilise pendant les gardes à vue.
L’ordinateur grondait toujours comme un moteur. Le souffle de la ventilation semblait courir après lui, pour l’apaiser et l’empêcher d’exploser. De nouvelles listes apparurent. Chaque ligne commençait par un point d’interrogation :
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Volokine chuchota, comme s’il était en train de surprendre la vie intime d’un monstre endormi :
— L’ordinateur n’efface jamais. Il cède simplement la place à de nouvelles informations. Pour dégager cet espace, il écarte le fichier précédent en occultant sa première lettre, d’où les points d’interrogation. La suite de l’intitulé reste la même, ce qui nous permet de les reconnaître facilement.
Kasdan regardait les lignes toujours initiées par un « ? ». Il ne voyait pas ce qu’on pouvait retrouver dans ce charabia mais le gamin semblait sûr de lui. Les secondes s’écoulaient, scandées par le moteur.
L’Arménien demanda, lui aussi à voix basse :
— Qu’est-ce que tu repères ?
— Toujours la même merde inoffensive. Goetz, c’était saint Wilhelm.
— C’est possible, non ? Cet homme pouvait simplement occuper son temps entre les chorales et les souvenirs de son pays. Même s’il avait des pratiques bizarres avec son amant.
— Kasdan, vous êtes plus âgé que moi. Vous connaissez la nature humaine. Wilhelm Goetz était homosexuel. Naseer n’était pas son premier mec. Ni le seul. Les pédés sont chauds comme des baraques à frites. Or, il n’y a ici aucune trace du moindre contact. Je ne vois qu’une explication : il utilisait une autre machine. Ailleurs.
Volokine sortit son CD de la machine et cracha un long soupir.
— Ou alors Goetz utilisait la méthode préférée des terroristes : le contact humain. Pas de technologie, pas de trace. Dans ce cas, il est mort avec ses secrets.
Le jeune flic continuait à tricoter ses touches. Kasdan devinait qu’il effaçait les traces de son propre passage. Enfin, Volokine éteignit l’ordinateur.
— Cette rage contre les pédophiles, pourquoi ? demanda Kasdan en conclusion.
— Je vous vois venir, fit le Russe en souriant. Si je m’acharne sur ces ordures, c’est parce que j’ai un compte à régler avec eux. Le petit orphelin qui est passé à la casserole dans son enfance…
— Ce n’est pas le cas ?
— Non. Désolé de vous décevoir. Je n’ai pas rigolé tous les jours chez les prêtres mais je n’ai jamais eu ce genre de problème.
Volokine boucla sa gibecière et se leva.
— Je vais vous dire les traumatismes qui m’ont bouleversé. Ils s’appellent « viols », « fissures anales », « tortures », « infections », « meurtres », « suicides ». Ils sont entassés dans les archives de la BPM. Mes traumatismes, ce sont tous ces mômes que je connais pas, sous toutes les latitudes, qu’on force à faire des trucs dégueulasses. Des trucs qu’ils ne comprennent pas. Des trucs qui détruisent leur monde à eux. Et les laissent en miettes quand ce n’est pas tout simplement mort. Pour traquer les enculés qui leur ont fait ça, je n’ai pas besoin d’être passé par la case vécu. Il suffit que je pense à ces gosses.
Kasdan conserva le silence. Il était d’accord, bien sûr, mais il savait aussi, par expérience, que lorsqu’un homme met ses tripes sur la table, c’est qu’il possède une raison intime de le faire. Il ouvrit le store roulant et désigna la porte d’entrée :
— Et si on retournait interroger Naseer, le giton de Goetz ? Un bon vieux face-à-face à l’ancienne ? Avec un être humain, des mots humains et, si besoin est, quelques bonnes baffes humaines ?
20
Naseerudin Sarakramahata habitait au 137, boulevard Malesherbes, non loin du parc Monceau. Un immeuble haussmannien, imposant, ciselé de blasons et de cariatides. Kasdan se souvenait : le Mauricien avait précisé qu’il créchait dans les hauteurs de l’édifice, à l’étage des chambres de bonne.
Clé universelle. Puis une autre porte, barrée par un interphone. Pas de concierge. Et pas question de sonner à l’aveugle pour laisser une trace de leur passage. Sans un mot, les deux hommes s’appuyèrent contre les murs qui se faisaient face. Ils se détendirent, position repos, dans la pénombre du hall. Il n’y avait plus qu’à attendre qu’un résident entre ou sorte.
Au bout de quelques secondes, Kasdan sourit :
— Ça me rappelle ma jeunesse. Mes premières années à la BRI.
— Moi, dans ma jeunesse, je n’attendais pas qu’on m’ouvre la porte. Je passais par la fenêtre.
— Tu veux dire : à l’époque où tu dealais ?
— Je dealais avec mon destin, Kasdan. C’est pas pareil. L’Arménien secoua la tête, feignant une admiration ironique.
Le bruit de l’ascenseur claqua. Une femme, manteau de fourrure et sac de soirée, ouvrit la porte vitrée. Elle lança un regard méfiant aux deux escogriffes qui la saluèrent poliment.
Ils montèrent directement à l’étage des chambres. Le long couloir rappela à Kasdan celui de son propre domicile. Mais surtout, ce boyau grisâtre cadrait avec le petit sac du pédé minable qu’il avait fouillé avec répugnance. Tout ici était à l’aune de cette vie misérable. Peinture écaillée. Vasistas fêlés. Chiottes à la turque… Ni l’un ni l’autre n’appuyèrent sur le minuteur.
— On va pas frapper à toutes les portes.
— Non, fit Kasdan en attrapant son téléphone. L’Arménien composa le numéro de Naseer. Dans le silence du couloir, une frêle sonnerie retentit. D’un signe de tête, Kasdan invita Volokine à lui emboîter le pas. Ils avancèrent dans le noir. Passèrent sous deux lucarnes. Frôlèrent le bruit assourdi d’une télé. Une voix parlait au téléphone, en langue asiatique.
Et toujours, la sonnerie qui les guidait…
Naseer ne décrochait pas.
Ils avancèrent encore. Les rais bleutés de la nuit, filtrant par les vasistas, ressemblaient à des traits de laque barrant un tableau sombre. Enfin, ils parvinrent à la porte. Derrière, le portable sonnait. Pourquoi le petit pédé ne répondait-il pas ?