L’Arménien frappa :
— Naseer, ouvre. C’est Kasdan.
Pas de réponse. La sonnerie s’obstinait.
— Ouvre, putain. Ou j’enfonce la porte.
L’Arménien contenait sa voix. Deux Philippines apparurent sur un seuil. Volokine braqua sa carte tricolore. Les deux filles disparurent comme si elles n’avaient jamais existé.
La sonnerie s’arrêta. Kasdan écouta. Il entendit le message du répondeur. La voix indolente de Naseer. Au fond de son cerveau, cette voix agit comme un signal.
Sans se concerter, les deux hommes dégainèrent. Kasdan se plaça face à la porte alors que Volokine se plaquait contre le mur, côté droit, arme au poing.
Un coup de pied : pas de résultat.
Un autre : la porte s’arrache de ses gonds et revient en force. Kasdan s’est déjà tourné sur le côté, pour encaisser le retour d’un coup d’épaule.
Il s’engouffre dans la piaule, Sig Sauer devant lui. Volokine sur ses talons.
La première chose qu’il voit est l’inscription sur le plafond mansardé. DÉLIVRE-MOI DU SANG, DIEU DE MON SALUT, ET MA LANGUE PROCLAMERA TA JUSTICE.
La deuxième chose est le corps assis sur le sol de tommettes, déjà raide. Le minet minable, aussi froid que le mur de plâtre qui le soutient.
La troisième chose qu’il aperçoit est la balafre qui déchire son visage. On lui a ouvert les commissures des lèvres d’une oreille à l’autre, tranchant ses chairs en un rictus immonde. Un souvenir lui revient : une mutilation particulière, réservée aux balances dans les prisons. Le sourire tunisien. Une lame glissée dans la bouche ouvrant la joue d’un seul coup. Tchac. Ici, le sourire s’ouvre des deux côtés. Un clown monstrueux.
La quatrième chose qu’il repère est le filet de sang qui a coulé de l’oreille gauche de la victime. Naseer a la tête légèrement tournée de côté. Un trois quarts figé, verni, exhibant cette clarté sinistre de la peau refroidie. Le minet a été tué comme son micheton. Par les tympans. Kasdan comprend qu’un tueur, enfant ou non, est en train de se faire une série — en éliminant les noms d’une liste connue de lui seul.
— Bougez-vous, Kasdan. On respire pas ici. Et on peut pas s’éterniser.
L’Arménien lance un regard circulaire. Le gamin a raison. La pièce ne doit pas excéder cinq mètres carrés et il se tient au centre, occupant tout l’espace avec ses cent dix kilos.
— File-moi des gants.
Volokine, à genoux près du corps, lui lance une paire de gants de chirurgien. Kasdan les enfile, le visage brûlant. La sueur s’écrase au bout de ses doigts. Il se baisse et attrape le poing serré de Naseer.
Il parvient à ouvrir les doigts crispés du mort.
A l’intérieur, du sang.
Un caillot de sang.
De l’index, il tâte la masse noirâtre.
Non : pas un caillot, un organe.
Kasdan saisit l’objet et le fait rouler dans sa paume gantée. C’est la langue sectionnée de Naseer.
Kasdan lève les yeux.
Les lettres écrites avec la langue en guise de pinceau DÉLIVRE-MOI DU SANG, DIEU DE MON SALUT, ET MA LANGUE PROCLAMERA TA JUSTICE.
21
MacDonald’s de l’avenue de Wagram, 21 h. A quelques pas de l’Étoile. Volokine attaquait son deuxième Royal Bacon. Des étuis de frites et une boîte de neuf nuggets égayaient aussi son plateau, ainsi qu’un Sundae caramel et une flopée de sachets de ketchup et de mayonnaise. Au centre, trônait un Coca Zéro, taille maxi. Le môme pataugeait là-dedans comme un bébé goret dans son auge.
Kasdan contemplait le tableau, plutôt sidéré. Il n’avait pris qu’un café. Il avait le cuir dur mais n’avait jamais réussi à se départir, au contact des cadavres, d’un malaise, d’un questionnement qui lui emportait un morceau chaque fois. Volokine semblait appartenir à une autre espèce. Le spectacle de la mort le laissait indifférent. L’Arménien soupçonnait même que le macchabée l’avait mis en appétit.
Le Russe surprit son regard :
— Je ne sais pas comment vous faites avec votre carcasse. Vous ne bouffez rien.
Kasdan ignora la réflexion et dit :
— J’ai perdu assez de temps avec toi. Ta journée est terminée. Nous n’avons rien trouvé et le meurtre de Naseer coupe court à tes conneries.
— Pourquoi ?
— Ton hypothèse d’enfant-tueur me semblait absurde mais je pouvais, à l’extrême rigueur, imaginer un gamin violé, privé de tout repère, éliminant son tortionnaire. Et encore, il fallait mettre de côté la méthode du meurtre. Une technique trop sophistiquée pour un gosse. Maintenant, avec ce deuxième meurtre, il est clair qu’il s’agit d’une fausse piste.
— Parce que le gosse pourrait tuer un violeur, mais pas deux ?
— Je ne vois pas un gamin mener une enquête, retrouver l’amant de Goetz, monter chez lui, l’amadouer puis lui percer les tympans et lui couper la langue. Trop, c’est trop, tu piges ?
Volokine plongea son sandwich dans une flaque rosâtre, mélange immonde de ketchup et de mayonnaise. De son autre main, il attrapa une poignée de frites.
— Vous n’avez pas remarqué l’écriture ?
— Quoi, l’écriture ?
— L’inscription. Des lettres rondes et appliquées. L’écriture d’un enfant.
— Je ne veux plus entendre tes conneries.
— Vous avez tort.
— C’est toi qui as tort. Nous avons interrogé une deuxième fois les enfants de la chorale. On a rien obtenu. Ces gamins sont innocents.
Le Russe ouvrit la boîte de nuggets puis décapsula la boîte de sauce barbecue :
— Ceux-là, peut-être. Mais Goetz dirigeait d’autres chorales.
— J’ai vérifié aussi les antécédents des chanteurs de la chorale de Notre-Dame-du-Rosaire, à laquelle le petit Tanguy Viesel appartenait. Aucun gosse n’a un casier ni d’antécédents psychiatriques. Nous avons affaire à des mômes parfaitement normaux, dans un monde parfaitement normal. Putain. Il faut prendre une autre voie !
Kasdan but une goulée de café. Aucun goût. Il se demanda si on ne lui avait pas refilé un thé par erreur. Ils s’étaient placés au fond d’un box, près d’une poubelle à ouverture pivotante. Autour d’eux, s’élevait le brouhaha standard d’un fast-food. La touche originale était la décoration de Noël qui scintillait mollement, ajoutant une couche de tristesse au lieu aseptisé.
— Toute ta théorie tient sur l’idée que Goetz est pédophile, reprit Kasdan. J’ai passé ma nuit sur les fichiers spécialisés. Jamais son nom n’est apparu où que ce soit. Nous avons retourné son ordinateur, sans trouver le moindre indice. Goetz était homosexuel. OK. Il avait un mec et sans doute des pratiques bizarres. D’accord. Mais c’est tout. Finalement, c’est toi qui as des préjugés. On peut être pédé, SM, sans être pour autant un pédocriminel.
Volokine plaça devant lui son Sundae caramel :
— Et mon instinct ? Que faites-vous de mon instinct ? Kasdan plaça les boîtes et autres débris de repas sur le plateau et fit pivoter l’ensemble dans la gueule de la poubelle.
— C’est votre réponse ? sourit Volokine. L’Arménien planta son regard dans les iris du jeune flic :
— Le pire, dans tout ça, c’est que j’aurais peut-être pu éviter le meurtre de Naseer. Si j’étais retourné l’interroger plus tôt, je…
— Kasdan, vous n’y croyez pas vous-même. Vous avez fini votre sermon ?
— C’est toi qui as fini. Ton dîner. Ton enquête. Je te ramène à la Dinde Froide.
Le jeune Russe ne répondit pas. Il jouait tranquillement de sa cuillère en plastique dans la crème de son Sundae. Il demanda enfin, l’air narquois :