— A votre avis, d’où provient l’inscription sanglante, sur le plafond ?
— Aucune idée.
— C’est un extrait du Miserere.
— Le chant ?
— Avant d’être un chant, le Miserere est un psaume. Le Psaume 51 ou 50. Ça dépend de quelle notation on parle. Hébraïque ou romaine. Dans la liturgie chrétienne, cette prière est un must. On la prononce le plus souvent dans les offices du matin. C’est la prière du rachat. L’appel au pardon. Les rares ordres monastiques qui pratiquent encore la flagellation, comme les Rédemptoristes, se fouettent en récitant le Miserere. Pour se purifier encore et encore. Plus loin dans le texte, il y a un passage qui dit : « Lave-moi, je serai plus blanc que la neige… »
Kasdan scrutait le jeune homme famélique, mélange contradictoire d’énergie et de maladie, de maigreur et d’appétit dantesque. Un homme qui semblait d’une extrême vulnérabilité mais qui aurait pu le neutraliser en une seconde, lui, et le tuer à mains nues la seconde suivante.
— Comment tu sais tout ça ?
— Dix ans d’écoles religieuses. J’ai bouffé du curé jusqu’à plus soif.
Tout à coup, Kasdan se souvint de sa conviction inexplicable, l’avant-veille, lorsqu’il écoutait le Miserere au casque. Ce chant jouait un rôle dans l’affaire. Il se surprit à demander :
— A ton avis, pourquoi le tueur a-t-il inscrit cet extrait sur le mur ?
— C’est un don.
— Un don ?
— Le tueur s’est vengé, mais il a fait preuve de miséricorde. En écrivant ces mots sur le mur, il implore le Seigneur de pardonner à Naseer. À mon avis, le tueur est religieux. Il croit en la vertu sacrée des mots. Vous savez, pour celui qui a la foi, la prière est un signal envoyé à Dieu, mais c’est aussi un signal qui « contient » Dieu. Écrire ces mots, c’est déjà faire naître le pardon…
— Pourquoi n’y avait-il pas d’inscription sur la scène de crime de Goetz ?
— Le tueur a peut-être été surpris. Il n’a pas eu le temps de finir le boulot. Ou bien il considère que Goetz ne mérite pas de pardon alors que le petit Naseer, si. L’enfer pour l’un. Le purgatoire pour l’autre. On doit gratter encore, Kasdan.
— Si je ne te ramenais pas à la Dinde Froide, que ferais-tu ce soir ?
— Je filerais au Service des disparus, rue du Château-des-Rentiers, voir s’il n’y a pas eu d’autres disparitions d’enfants dans le sillage de Goetz, depuis qu’il est en France. Parmi toutes les chorales qu’il a dirigées. Ensuite, je foncerais à la BPM, vérifier le pedigree de tous les petits chanteurs de toutes ces chorales.
— Je l’ai déjà fait et je n’ai rien trouvé.
— Vous avez vérifié pour Saint-Jean-Baptiste et Notre-Dame-du-Rosaire. Il reste, si je me souviens bien, Saint-Thomas-d’Aquin et Notre-Dame-de-Lorette. De plus, vous avez vérifié par téléphone. Moi, je veux passer les archives au peigne fin. Rien ne vaut une bonne recherche dans les cartons.
— C’est tout ?
— Non. J’appellerais toutes les familles chez qui Goetz donnait des cours de piano. Puis je checkerais le profil de chaque môme. Je chercherais aussi le dossier d’enquête de Tanguy Viesel. A mon avis, la BPM a une copie. Je fouillerais dans le passé de Goetz, côté Chili. C’est impossible à vous expliquer, Kasdan, mais je sens que le mec n’est pas clair.
— Tu ne dors donc jamais ?
— Rarement. Et ce n’est pas moi qui décide. En revanche, vous, je vous conseille de rentrer tranquillement chez vous et de peaufiner votre culture.
— En matière religieuse ?
— En matière criminelle. Les enfants-tueurs. Cherchez sur le Net. Vous verrez qu’il ne s’agit pas d’une aberration. J’ai 30 ans mais c’est vous le bleu.
Il y eut un silence. Kasdan réfléchissait. Devait-il encore donner une chance au gamin ? Volokine lui répondit, comme par télépathie :
— Donnez-moi encore cette nuit et une autre journée. Laissez-moi vous prouver que j’ai raison. Ces deux mecs ont péché et ce péché concerne des enfants. Mes couilles sur la table.
Kasdan attrapa son cellulaire.
— Qui appelez-vous ?
— Vernoux. Il faut bien que quelqu’un fasse le ménage boulevard Malesherbes.
22
Service des disparitions, Brigade de Répression de la Délinquance Contre la Personne. Rue du Château-des-Rentiers, treizième arrondissement. Au cœur de cet étrange bâtiment, construit en demi-lune, Volo évoluait comme un chasseur solitaire. Il contemplait les archives des disparus. Dans des tiroirs métalliques, étroits et profonds, se serraient des milliers de fiches cartonnées de différentes couleurs. Chaque couleur pour une année, chaque fiche pour une personne disparue. Les fiches étaient classées par ordre alphabétique, portant le signalement du disparu ainsi qu’une photo. Volo se frotta les mains avec satisfaction. De bonnes vieilles archives à feuilleter, fouiller, éplucher. Il respira à pleins poumons l’atmosphère saturée de poussière puis ouvrit le premier tiroir, sous l’éclairage des rampes. Attaquant le boulot, une partie de son cerveau se concentra alors que l’autre dérivait vers d’autres pensées.
24 h de plus sans came. Chaque pas, chaque minute l’éloignaient un peu plus de l’abîme — trou béant, genre cyclone, au fond de sa propre chair. Il ramait, ramait, sur sa pauvre barque, pour s’éloigner de la bonde géante qui ne cessait de l’attirer. Une boule orange et noire qui le brûlait en son centre et l’appelait sans relâche : « … every junkie’s like a settin sun… »
Dans la journée, il avait eu deux crises. Deux visages distincts du manque. La première fois, en route vers Bagnolet, une torsion, une flamme l’avait traversé, du coccyx à la nuque. Il avait cru que ses organes allaient éclater, alors que sa colonne vertébrale se tordait, et avec elle la moelle épinière et sa myriade de nerfs. Il avait étouffé un cri dans sa gorge. Il avait ouvert sa fenêtre, respiré un grand coup, compté les secondes.
La deuxième fois, la crise était survenue sur la route du retour. Apathie totale. Nerfs plombés. Léthargie agissant comme un ciment frais qui « prenait » au fond de son corps. Dans ces moments-là, lever la main était mission impossible. La moindre pensée d’avenir relevait de l’utopie. Des suées glacées sur ses tempes et, dans une horrible morsure d’estomac, la bête se retournait au fond de ses tripes et lui murmurait : « suicide ».
Chez Goetz, face à l’ordinateur, il s’était senti mieux. Malgré son nez qui coulait. Malgré ses nausées. Et cette pensée chaleureuse, derrière les autres pensées, ce mouvement derrière chaque mouvement : il ne prenait rien. Le temps qui passait était une douleur, mais c’était du temps clean.
La présence de Kasdan le rassurait aussi. Il sentait que le gros nounours avait aussi ses secrets mais son âge, son calme, sa masse avaient quelque chose de réconfortant. Et surtout, il sentait que le vieil Arménien avait besoin de lui. Cela renforçait sa propre énergie à vivre, à s’accrocher, à se battre…
Kasdan avait besoin de lui pour sa jeunesse, son énergie, son électricité. Mais aussi pour sa connaissance des vices humains. L’Arménien était trop carré pour cette enquête.
Volo n’avait pas ce genre de problèmes.
Il était lui-même un être tordu, vicieux, corrompu.
Un junkie. Menteur, voleur, instable. Jamais à l’heure à un rendez-vous. Jamais fidèle à une parole. Un zombie à qui il était impossible de faire confiance. Un mec qui bandait seulement quand il voyait un dealer. En ce sens, il était comme ceux qu’il pourchassait. La racaille, les malfrats, les pourris de tous poils. Des êtres centrés sur un noyau obscur, déviant, illégal. Il pouvait prévoir leurs réflexes, leurs pensées, leur logique. Parce qu’il était eux. Son taux d’élucidation record, il le devait à ce fait. Il était un criminel parmi d’autres. Et il n’y a pas de meilleur chasseur que celui qui chasse les siens…