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L’Arménien sentit — ou crut sentir — les effets des Xanax. Son cerveau réagissait avec distance. La décontraction l’envahissait. Ses pensées reculaient. Son esprit s’épanchait à la manière d’une flaque de thé tiède. Il mit en marche son imprimante afin d’éditer les dernières pages qu’il avait mémorisées sur les enfants-soldats.

Il se leva pour récupérer les feuilles puis s’arrêta net.

Un autre bruit venait de retentir.

24

Un bruit léger, lointain, régulier. Il songea à un mécanisme, frigo ou autre engin électroménager, et écouta attentivement, retrouvant d’un coup sa concentration. Tic-tic-tic… Le bruit ne provenait pas de l’appartement mais du couloir. Dehors. Il songea aux chiottes du palier.

Ce n’était pas un clapotis.

Ni un contact contre les vitres des vasistas.

Plutôt un tapotement, faible et persistant à la fois. Comme le contact d’une canne d’aveugle. Il était 2 h du matin. Qu’aurait foutu un aveugle à cette heure-ci dans le couloir ?

Il se leva, l’ouïe toujours tendue vers le mur. Marcha vers le commutateur. Il éteignit la lumière du salon après avoir sorti son Sig Sauer du holster. S’approcha de la porte d’entrée. Oreille collée au bois, Kasdan écouta. La cadence ne cessait pas. Tic-tic-tic-tic…

Le bruit se rapprochait. Ou du moins évoluait à l’intérieur du couloir. Kasdan chercha à imaginer la source du son. Une canne d’aveugle, oui. Ou un fragment de sureau, très souple, utilisé comme une sonde…

Ce simple bruit provoqua en lui un mécanisme d’angoisse. Il sentait la sueur perler sur son front. Sa circulation sanguine fourmiller à la surface de la peau. Il leva le cran de sécurité du 9 mm Para puis tira à lui, très lentement, la culasse de l’arme. Avec plus de précaution encore, il tourna la molette du verrou supérieur. Il ouvrit sa porte. Le silence se dilatait autour de lui, prenant une densité, une masse de plus en plus oppressante.

Le couloir, absolument noir. Le visiteur, si visiteur il y avait, avançait sans visibilité. Kasdan se pencha et écouta. Le bruit persistait. Ni plus proche, ni plus lointain.

Tic-tic-tic-tic-tic…

Kasdan se raisonna. Peut-être un voisin qui rentrait chez lui… Un porte-clés qui se balançait… Le frottement d’un sac contre une cloison…

Il se glissa à l’extérieur, à pas prudents. Les ténèbres de son appartement se mélangeaient avec celles du couloir comme des eaux noires. Sur une impulsion, Kasdan opta pour la bonne vieille sommation policière.

Il se plaça au centre du couloir, son arme dressée vers le plafond :

— On bouge plus. Police ! Le bruit s’arrêta net.

De sa main gauche, Kasdan tâtonna le mur, à la recherche du commutateur. Il n’en trouva pas et se souvint qu’il devait faire quelques pas en avant pour trouver la minuterie.

Il marcha, le Sig Sauer maintenant braqué devant lui comme une torche, hésitant, ne voyant absolument rien. Pourtant, il pouvait sentir la présence, face à lui, au bout du couloir.

Un pas. Deux pas. Et toujours pas de commutateur.

L’adrénaline, à flots continus dans son sang.

Kasdan se sentait prêt à exploser.

Une seconde plus tard, il craqua et hurla :

— Qui va là, putain ?

Le silence en retour puis, soudain, du fond du couloir, un chuchotement :

— Qui va là, putain ?

Kasdan se pétrifia, comme si on lui avait enfoncé une sonde de givre dans le cul. Sa main gauche trouva le commutateur. Lumière.

Le couloir était vide.

Mais la terreur ne le quittait pas.

La voix qui venait de lui répondre était une voix d’enfant.

25

La sonnerie du téléphone le réveilla en sursaut. Cœur qui cogne. Visage chauffé à blanc. Esprit au bord du vide. Prêt à replonger… Nouvelle sonnerie.

Non, pas le téléphone… La porte d’entrée. Kasdan eut un éclair de lucidité. Le fait en soi était étrange — il y avait un interphone en bas. On ne sonnait donc jamais directement, sur le seuil de l’appartement. A moins d’être un voisin.

Il se souleva et mesura dans quel état il était. Littéralement inondé. Pas une parcelle de son corps qui ne soit trempée. Il avait exsudé ses rêves. Sa peur. Les draps plissés étaient imbibés des traces de sa terreur. Et son corps déjà froid, comme enveloppé de cette fine pellicule figée.

La porte, encore.

Il se leva sans prendre la peine d’enfiler ni pull ni pantalon.

— C’est qui ?

— Volokine.

Il regarda sa montre. 8 h 45. Presque 9 h. Bon Dieu. Il se levait de plus en plus tard. Que foutait le gamin sur son palier ? Il se sentit vexé d’être surpris ainsi au saut du lit. Pourtant, il ouvrit la porte en caleçon et tee-shirt, acceptant sa vulnérabilité.

— Room-service.

Volokine tenait un sac en papier, frappé du logo d’une boulangerie. Son costume était encore plus froissé que la veille.

— Comment as-tu eu mon adresse ?

— Je suis flic.

— Et l’interphone ?

— Même réponse.

— Entre et ferme la porte.

Kasdan tourna les talons et traversa le salon pour accéder à la cuisine.

— Pas mal, chez vous. On dirait une péniche.

— Il ne manque que le fleuve. Café ?

— Merci, ouais. Bien dormi ?

Il saisit un filtre sans répondre et le remplit de poudre brune.

— J’ai fait pas mal de cauchemars, dit-il enfin. A cause de toi.

— De moi ?

— Les enfants-tueurs. Je me suis farci toutes ces merdes une partie de la nuit.

— Édifiant, non ?

Kasdan lança un regard à Volokine. Appuyé sur le chambranle de la porte, il lui offrait un large sourire. L’Arménien hocha la tête. Il mentait. Il n’avait pas rêvé des mômes assassins. Il n’avait pas besoin de nouveaux cauchemars — il avait les siens.

Cette fois, il était à la poursuite d’une expédition punitive dans la brousse africaine. Des soldats qui avaient perdu tout repère, tout contact avec l’ordre et la rigueur militaires. Des salopards de Blancs qui se livraient au pillage, au viol, au meurtre… Kasdan, dans son rêve, avait les yeux irrités par un microbe ou un virus. Il avançait sous la pluie, comptant les points de l’horreur, suivant les exactions du bataillon fantôme. Avant que la porte ne sonne, il avait découvert enfin la horde. Des soldats dépenaillés, ensanglantés, pataugeant sous la pluie rouge. A cet instant, il avait compris la vérité. Cette troupe était la sienne. Leur chef était lui-même, les yeux gonflés, irrités, par les larmes et la pluie.

Kasdan mit en marche la machine. Les secondes se mirent à crépiter, se résolvant en un mince filet noir, odorant et appétissant.

— Et toi, demanda-t-il, tu as dormi ?

— Quelques heures.

— Où ?

— Aux archives des disparus. J’ai des rapports compliqués avec le sommeil. Quand il vient, je l’accueille à bras ouverts, où que je sois. Le problème, c’est que je n’ai pas fait le tiers de ce que j’avais prévu. Je peux prendre une douche ?

Kasdan considéra le jeunot. Malgré sa chemise blanche et sa cravate, il avait l’air d’un SDF. Un chien errant, sous son treillis et sa gibecière en bandoulière.

— Vas-y. Le temps que le café passe.

— Merci. (Il sortit de sa sacoche un dossier cartonné assez épais.) Tenez. Ma moisson de la nuit. J’ai photographié les documents avec mon appareil numérique et j’ai tout fait imprimer ce matin, chez un copieur.