Выбрать главу

— Nous en avons entendu parler. Des policiers sont venus nous interroger à ce sujet. Ils avaient l’air de soupçonner Wilhelm. Mais savez-vous combien de mineurs disparaissent chaque année ?

— Près de six cents. C’est mon métier.

— Cela laisse la place à une coïncidence, non ?

Kasdan perdait son temps ici. Il songea à Volokine, qui interrogeait au même moment un petit délinquant pour savoir s’il n’était pas un tueur religieux et mutilateur. Une autre mauvaise direction.

— Je voulais vous demander…, reprit Cheveux Gris. A propos de l’assassinat de Wilhelm. Dans cette affaire, il y a eu d’autres meurtres ou non ?

Kasdan hésita. Il n’avait aucune raison de répondre. Pourtant, il hocha la tête affirmativement. L’homme enchaîna :

— Cela ne pourrait pas être l’œuvre d’un tueur en série ?

— Un tueur en série ?

— Nous nous intéressons aux meurtriers récidivistes, précisa Santo. Nous cherchons à pénétrer leur mystère.

« Allons bon », pensa Kasdan. D’un ton patient, il rétorqua :

— Plutôt bizarre pour des prêtres, non ?

— Au contraire, ces hommes sont les êtres les plus éloignés de Dieu. Ils sont donc à sauver en priorité. Nous en avons visité plusieurs en prison…

— Je vous félicite. Mais nous n’avons pas affaire à un tueur en série.

— Vous en êtes sûr ? Y a-t-il des différences entre les meurtres ? L’Arménien ne répondit pas. Puis, mû par son instinct, il livra quelques explications. Il parla des tympans crevés. Des différences entre le premier et le deuxième meurtre. Du sourire tunisien. De la langue coupée. Et aussi de l’inscription issue du Miserere. Les deux frères lui offrirent un même sourire en réponse.

— Nous avons une théorie sur les tueurs en série, dit Cheveux Gris. Vous voulez la connaître ?

— Allez-y toujours.

— Vous connaissez les variations Diabelli ?

— Non.

— Une des plus belles œuvres de Beethoven. Son chef-d’œuvre. Certains disent même le chef-d’œuvre de la musique pour piano. C’est un peu excessif mais dans tous les cas, on peut la considérer comme une quintessence de l’écriture pianistique. Au départ, il y a un thème, presque insignifiant, qui s’amplifie, se déploie, varie à l’infini…

— Je ne vois pas le rapport avec les meurtres. Santo hocha la tête :

— Nous avons connu un grand pianiste qui refusait d’enregistrer les Variations en studio. Il voulait les jouer seulement en concert, sans s’interrompre. L’œuvre devient alors un vrai voyage. Un processus émotionnel. Chaque variation s’enrichit des autres. Chaque fragment contient la fatigue du précédent, la promesse du suivant. Un réseau se constitue, des jeux d’échos, de correspondances, selon un ordre secret…

— Je ne vois toujours pas le rapport. Cheveux Gris sourit :

— On peut considérer une série de meurtres comme des variations sur un thème. D’une certaine façon, le tueur écrit une partition. Ou bien c’est cette partition qui l’écrit. En tout cas, son développement est inéluctable. Chaque meurtre est une variation par rapport au précédent. Chaque meurtre annonce le suivant. Il faut trouver, derrière la combinaison, le thème initial, la source…

Kasdan planta ses coudes sur la table et prit un ton ironique.

— Et comment je devrais faire, d’après vous, pour découvrir ce thème ?

— Observer les points communs. Mais aussi les nuances, les différences entre chaque crime. Le thème se dessine ainsi, par défaut.

L’Arménien se leva et conclut, toujours sur le mode sarcastique :

— Excusez-moi, mais vous dépassez mes compétences.

— Vous avez lu Bernanos ?

— Il y a longtemps.

— Songez à cette phrase qui finit Le Journal d’un curé de campagne : « Qu’est-ce que cela fait ? Tout est grâce… » Tout est grâce, commandant. Même votre assassin. Derrière les actes, il y a toujours une partition. Il y a toujours la volonté de Dieu. Vous devez trouver le thème. Le leitmotiv. Alors vous trouverez votre tueur.

27

Putains de guirlandes de Noël. Elles surplombaient chaque avenue et lui piquaient les yeux comme des aiguilles. Volokine ruminait dans son taxi. Les lampions, les étoiles, les boules scintillantes, tout cela lui plombait les nerfs, comme tout ce qui se rapportait aux fêtes en général, et celles destinées aux mômes en particulier. En même temps, quelque chose en lui aimait encore Noël. Un morceau de sa chair réagissait encore.

La voiture contourna l’opéra Garnier et dut stopper à l’intersection du boulevard Haussmann. Les Galeries Lafayette, un samedi 23 décembre. En termes de trafic, on pouvait difficilement faire pire.

Volokine contempla les vitrines. Un ours géant à l’air débile était couché à l’horizontale, assailli par des légions d’oursons. Il y avait aussi d’autres nounours enfermés dans des boules de Noël translucides, qui ressemblaient à des fœtus suspendus. Des mannequins de femmes, filiformes, évoquant des spectres anorexiques, se dressaient dans des poses bizarres, avec des lapins albinos à leurs pieds, qui avaient l’air naturalisés. Flippant.

Mais le pire, c’était la foule béate. Ces parents gagas, tenant leur progéniture comme s’ils tenaient leurs propres rêves perdus, qui s’extasiaient devant ces scènes naïves. Des vitrines qui ne faisaient que leur rappeler que le temps avait passé, que leur enfance était close et que le cimetière se rapprochait. « Les enfants poussent aux tombeaux », disait Hegel.

A travers sa rage, son mépris, Volokine sentit pointer encore l’autre sentiment. Sa nostalgie d’enfant. Des souvenirs jaillirent, façon images saccadées. Il eut mal, au fond de lui. Et la nausée monta, comme chaque fois qu’il se souvenait. Réaction instantanée : l’idée d’un shoot. Il connaissait au moins trois dealers à deux pas d’ici, dans les hauteurs de Pigalle et de la rue Blanche. Un coup de fil, un détour, ni vu ni connu, et l’étau de l’angoisse s’ouvrirait.

Il serra les poings. La promesse qu’il s’était faite à lui-même. Pas le moindre gramme avant le dénouement de l’enquête. Pas un seul fix avant de regarder dans les yeux le ou les assassins.

Il éclata en sanglots. De chaudes larmes, coulant sur sa sale gueule de défoncé. La morve lui sortit du nez, lui mouilla les lèvres, avec un goût de mer salée. Il songea à ses dents branlantes, à son corps pourri de junk en rémission — et ses larmes redoublèrent.

— Ça va pas, m’sieur ?

Le chauffeur de taxi lui lançait des coups d’œil circonspects dans le rétroviseur.

— Ça va. C’est Noël. Je supporte pas.

— Alors ça, moi non plus. Avec tous ces cons qui…

Le conducteur se lança dans une diatribe contre les jours fériés. Volo n’écoutait pas. Ses sanglots lui faisaient du bien. Ils agissaient comme une purge. Repoussaient l’appel de l’héroïne. La circulation reprit. Il vit surgir la rue Lafayette avec soulagement. Le chauffeur se faufila dans sa voie réservée puis braqua rue Laffitte, droit vers Notre-Dame-de-Lorette. Enfin, il se gara rue de Châteaudun, tout près de la rue Fléchier.

Volo paya et s’extirpa du taxi en s’essuyant les yeux. Il gravit les marches. Poussa la porte à tambour. Chaque église avait son petit truc en plus, son trésor caché. A l’évidence, le morceau de bravoure de celle-ci était le plafond à caissons. Dès qu’on levait les yeux, on découvrait dans la pénombre une série de reliefs boisés et travaillés, qui luisaient dans l’ombre comme des ruches.