Il fit quelques pas le nez en l’air quand un nouveau choc le cueillit. La chorale retentissait dans l’église, jaillissant de quelque part comme un pur cauchemar. Le Russe avait prévu le coup mais le contact était plus violent encore qu’il n’aurait cru. Il s’écroula sur une chaise. Merde. Tant d’années passées et sa phobie des voix était toujours là, intacte, à fleur de nerfs…
Tout son corps vomissait le chant. Il ne pouvait plus entendre des chœurs d’enfants. Il ne pouvait les supporter, sans savoir pourquoi. Il pressa ses mains sur ses oreilles quand une voix s’éleva, toute proche :
— Qu’avez-vous, mon fils ? Je suis le père Michel.
Un prêtre se tenait devant lui, les yeux mi-clos, à la manière d’un chat près de s’assoupir. Le flic eut envie de lui défoncer le portrait mais, dans le même temps, le silence s’imposa dans la nef. Les voix s’étaient tues. Le calme revint dans ses veines.
— Nous préparons la messe de minuit, reprit le prêtre à voix basse, d’un ton onctueux. Nous…
Le religieux s’arrêta. Volokine venait de se lever et lui braquait sous le nez sa carte tricolore. La stupeur du prêtre lui redonna du baume au cœur. Il était heureux de lui prouver qu’il n’était pas un clodo de plus et qu’il n’en avait rien à foutre de sa compassion. Il était un flic, nom de Dieu. Un mec capable de lui pourrir sa journée…
Volo expliqua brutalement qu’il enquêtait sur le meurtre de Wilhelm Goetz et qu’il souhaitait interroger Sylvain François.
— Vos soupçons se portent sur… Sylvain ?
— Je dois l’interroger, c’est tout.
Le prêtre était tout pâle. Volokine fut magnanime :
— C’est la procédure. Nous devons interroger les personnes dans l’entourage de Wilhelm Goetz qui ont un casier judiciaire.
— Sylvain n’a pas de casier.
— Parce qu’il est mineur. (Volo retrouvait son assurance.) Écoutez-moi, mon père. Je ne bosse pas à la Crim mais à la BPM. La Brigade de Protection des Mineurs. Ils m’ont envoyé ici parce que j’ai l’habitude d’interroger des gamins, et souvent des pas commodes. Alors, accordez-moi quelques minutes avec Sylvain et tout se passera bien.
— Je… Bon. Très bien. Mais un policier est déjà venu, avant-hier et…
— Je sais. Lionel Kasdan, on bosse ensemble.
Rassuré, l’homme tendit une longue main vers le fond de l’église. Dans le demi-jour, le Russe aperçut une file de mômes qui descendaient l’escalier de la tribune. Tout de suite, il repéra Sylvain François. Ou crut le repérer.
Roux, coiffé en brosse, il dépassait les autres d’une tête. Il paraissait avoir vécu plus d’années que les autres. Des années sourdes, vicieuses, qui comptaient double ou triple.
— Sylvain est celui qui…
— C’est bon, fit Volo au flanc. Je l’ai reconnu. Où peut-on se mettre pour parler un peu ?
Quelques minutes plus tard, Cédric Volokine était installé face au rouquin, dans un petit bureau qui ressemblait à une cabine de télégraphiste du début du XXe siècle. Une ampoule nue descendait bas, au-dessus de la table en bois. Dans un coin, des paperasses, des imprimés : des invitations à des messes, des incitations au recueillement, agrémentées de mauvaises photos et de lettrages ringards. Volokine eut une pensée pour la tristesse et l’isolement de la foi catholique puis se concentra. Il sortit son paquet de Craven et en proposa une au gamin.
Sylvain François, planqué au fond de sa méfiance, prit une cigarette comme un loup happe le morceau de viande qu’on lui tend. Ils se tenaient de part et d’autre de la petite table, leur profil à se toucher.
— Ça fait combien de temps que tu chantes dans cette chorale ?
— Deux ans.
— Ça craint, non ?
— Ça va.
Le gamin refusait toute complicité. Dans un coin de sa tête, Volo nota ce fait : Sylvain François devait chausser du 40. Il ne pouvait donc être l’un des assassins. Pourtant, le Russe sentait que quelque chose pouvait sortir de l’entrevue.
— Wilhelm Goetz n’est pas là aujourd’hui. Tu sais pourquoi ?
— Il a été assassiné. Ils parlent que de ça, les autres.
Le gamin tira une taffe géante sur sa cigarette. Volokine regarda mieux son client. Des pupilles noires, un teint blanc de rouquin, des traces d’acné qui lui donnaient un côté pas net. Sa coupe en brosse lui enveloppait la tête comme un étau. Un étau pour des pensées serrées.
Derrière ce visage, Volo voyait autre chose. Une géographie cérébrale bien spécifique. Il avait lu des livres sur les aires fonctionnelles du cerveau : les zones dédiées aux sens, au langage, à l’émotion… C’était l’éducation qui définissait ces régions. Leur place. Leur étendue dans le cerveau. Le Russe se souvenait de cette phrase d’un spécialiste : « Si l’enfant-loup, découvert au XIXe siècle dans l’Aveyron, avait pu subir les tests dans nos machines, on n’aurait sans doute discerné aucune des régions spécifiques à l’homme. En revanche, sa cartographie cérébrale aurait été proche de celle du loup, si c’est bien cet animal qui s’est chargé de son éducation. Des tests olfactifs auraient démontré un vaste territoire dans son cortex pour ce sens… »
Voilà ce qu’il lisait à travers le regard de Sylvain : un cerveau spécifique, différent de celui des autres enfants. Le cerveau d’un môme abandonné, qui avait poussé dans une jungle d’emmerdes. Parents au-dessous de tout, défonce et alcool au quotidien, châtaignes et gueulantes en guise d’affection. Oui, une géographie bien précise, avec de larges territoires dédiés à la méfiance, la peur, l’agressivité, l’intuition…
— Goetz, comment il était ?
— Un pauvre mec. Tout seul, tout vieux. Avec ses partoches.
— A ton avis, qui l’a tué ?
— Une vieille pédale, comme lui.
— Comment sais-tu qu’il était homosexuel ?
— J’ai le nez pour ce genre de trucs.
— Il ne t’a jamais approché ?
Nouvelle taffe. Longue. Lente. Imitation réussie du « gros dur » impassible.
— Toi, t’es vraiment un obsédé de la bite. Mais Goetz, c’était pas un pervers.
D’instinct, Volokine comprit qu’il n’obtiendrait rien en la jouant ami-ami, ni en cherchant des trésors de psychologie. Il décida de lui tenir le langage qu’il aurait voulu qu’on lui tienne, à lui, au même âge.
— OK, ma couille, dit-il. Tu sais ce que je cherche, alors on va la jouer franco. Cinquante euros pour toi si t’as un scoop. Mon poing dans la gueule si tu me sors un truc bidon.
Sylvain François sourit. Il lui manquait une dent, à droite. Ce trou noir dans ce visage de pré-adolescent avait quelque chose de terrifiant. Une lucarne, un soupirail, ouvert sur son cerveau primitif.
— T’aurais pas de quoi fumer, plutôt ?
Volokine plaça sur la table une barrette de shit de dix centimètres, enveloppée de papier d’argent. Sous l’ampoule nue, elle brillait comme un mystérieux petit lingot.
— Réserve personnelle. L’info, ducon. Et tu fumeras à ma santé. Sylvain François écrasa sa cigarette sous le bureau puis commença :
— Goetz, il m’aimait bien. Y disait que j’avais des dons pour le chant. Des fois même, y me faisait des confidences. Un jour, on était dans la sacristie. Il a fermé la porte à double tour. J’me suis dit : c’est tout l’un ou tout l’autre. Un coup dans la gueule ou un coup dans le cul. Mais il voulait juste me parler.
— Qu’est-ce qu’il t’a raconté ?