— Tu as vu les nouvelles ? attaqua Kasdan pour faire diversion. Les choses bougent pour nous à l’Assemblée. Ils examinent une proposition de loi qui…
— Je te préviens, fit Mendez la bouche pleine. Si tu me parles du génocide arménien, je préfère tout de suite sauter le mur et me jeter sur la voie express.
— T’as raison. Il faut que je me surveille. Je commence à radoter.
— Tu as toujours radoté.
Kasdan rit et fouilla à nouveau dans son sac. Il en extirpa deux gobelets en plastique. Les remplit d’un liquide épais et blanchâtre :
— Du mazoun, expliqua-t-il. C’est à base de yogourt. Tu sais que ce sont les Arméniens qui ont inventé le yogourt ?
Ils trinquèrent. Mendez saisit une autre crêpe :
— C’est bon, tes vacheries. C’est toi qui les fais ?
— Non. Une copine. Une veuve d’Alfortville.
— Un coup, quoi.
— Une perle.
Le métro aérien siffla au-dessus de leurs têtes.
— Les veuves…, répéta le Cubain d’un ton songeur. Il faudrait que j’y pense, moi aussi. Dans ma branche, c’est pas ça qui manque.
Kasdan remplit à nouveau leurs gobelets et lança en riant :
— A la mortalité masculine !
Ils burent. Et se turent. Des panaches de buée s’échappaient de leurs lèvres. Kasdan posa son gobelet et croisa les bras :
— Je crois que je vais partir en voyage.
— Où ?
— Dans mon pays. Cette fois, je ferai le grand tour.
— Le grand tour ?
— Mon petit père, tu m’aurais écouté plus souvent, tu saurais que l’Arménie a été morcelée et rognée d’une manière scandaleuse. Sur les 350 000 km2 de l’Arménie historique, il ne reste plus qu’un petit État qui fait le dixième de cette surface.
— Où est passé le reste ?
— En Turquie, principalement. Je vais changer de nom et franchir les frontières d’Anatolie.
— Pourquoi changer de nom ?
— Parce que, quand t’arrives en Turquie et que ton nom finit en « an », les emmerdes commencent. Si tu veux en plus aller sur le mont Ararat, t’as droit à une escorte militaire et t’es jamais sûr de revenir.
— Qu’est-ce que tu veux foutre là-bas ?
— Contempler les premières églises du monde ! Quand les chrétiens se faisaient encore bouffer dans les cirques de Rome, nous autres Arméniens, on construisait déjà nos églises. Je veux suivre la route de ces sites, construits à partir du Ve siècle. Des « martyria », des mausolées destinés à recueillir les restes des martyrs, des chapelles creusées dans des falaises, des stèles… Ensuite, je visiterai les basiliques de l’âge d’or, le VIIe siècle. J’ai déjà tracé mon itinéraire.
Mendez reprit une crêpe :
— Vraiment bon, tes saloperies…
Kasdan sourit. Il attendait que la nourriture fasse son effet. Le miel, les noix, le sucre. Le temps que ces éléments passent dans le sang du Cubain et toutes ses résistances seraient dissoutes. Le légiste mâchait toujours, sans savoir que la crêpe le mâchait en retour.
— Bon, fit enfin l’Arménien. Ce cadavre, qu’est-ce qu’il raconte ?
— Malaise cardiaque.
— Tu m’avais certifié que c’était un meurtre !
— Laisse-moi finir. Malaise cardiaque, provoqué par une violente douleur.
Kasdan songea au cri prisonnier des orgues.
— Pour être précis, une douleur dans les tympans. Le sang provenait des oreilles.
— On lui a percé les tympans ?
— Les tympans et le reste de l’organe auriculaire, ouais. Une experte ORL est venue vérifier tout ça. A priori, le tueur a enfoncé violemment une pointe dans chaque oreille. Quand je dis « violemment », je pèse mes mots. Si c’était plausible, je parlerais d’une aiguille à tricoter et d’un marteau.
— Donne-moi des détails.
— Nous avons observé l’organe à l’otoscope. La pointe a percé le tympan, détruit les osselets, atteint la cochlée. Pour toucher cette région, crois-moi, fallait en vouloir. Ton Chilien n’avait aucune chance. Son cœur s’est arrêté net.
— C’est si douloureux ?
— Tu as déjà eu une otite, non ? L’appareil auditif est bourré de ramifications nerveuses.
En 40 ans de vie de flic, Kasdan n’avait jamais entendu une histoire pareille.
— On peut mourir de douleur ? Ce n’est pas une légende ?
— Ce serait compliqué à t’expliquer en détail mais on possède deux systèmes nerveux, le sympathique et le parasympathique. Toutes nos fonctions vitales reposent sur l’équilibre entre ces deux réseaux : palpitations cardiaques, tension artérielle, respiration. Un violent stress peut perturber cette balance et avoir des conséquences décisives sur ces mécanismes. C’est ce qui se passe par exemple quand une personne s’évanouit à la vue du sang. Le choc émotionnel a créé un déséquilibre entre les deux systèmes et provoqué une vasodilatation des artères. On tombe aussi sec dans les pommes.
— On ne parle pas ici d’un simple évanouissement.
— Non. Le stress a été vraiment intense. L’équilibre s’est rompu d’un coup. Et le cœur a lâché.
Le tueur avait voulu que sa victime meure de douleur. C’était le but de la manœuvre. Qu’avait fait Goetz pour qu’on lui en veuille à ce point ?
— Sur l’instrument du crime, qu’est-ce que tu peux me dire ?
— Une aiguille. Très longue. Très robuste. En métal, sans doute. On en saura plus demain matin.
— Tu attends des analyses ?
— Ouais. On a prélevé l’os du rocher, qui contient la cochlée. On l’a envoyé au laboratoire de biophysique de l’hôpital Henri-Mondor pour la métallisation. A mon avis, ils vont trouver des particules, laissées par la pointe en frottant contre l’os.
— C’est toi qui vas recevoir les analyses ?
— D’abord mon experte ORL.
— Son nom ?
— Oublie. Je te connais : tu vas l’emmerder dès la première heure demain matin.
— Son nom, Mendez.
Ricardo soupira, en sortant de sa poche un cigarillo :
— France Audusson. Service ORL, à l’hôpital Trousseau. Kasdan nota le nom dans son carnet. Sa mémoire faiblissait depuis plusieurs années.
— Et les analyses toxico ?
— Dans deux jours. Mais on trouvera rien. Le cas est clair, Kasdan. Pas banal, mais clair.
— Sur le tueur lui-même, qu’est-ce que tu peux me dire ?
— Une grande force. Une grande rapidité. Il a percé les deux tympans, tchac-tchac, avant que l’organiste ne s’écroule. Le geste a été fulgurant. Et précis.
— Tu dirais qu’il a des connaissances en anatomie ?
— Non. Mais c’est un mec habile. Il a visé juste.
— Tu peux déduire sa taille, son poids ?
— On peut rien déduire, à part sa force. Je te répète qu’il fallait une puissance prodigieuse pour percer l’os. A moins qu’il ait utilisé une technique qu’on n’imagine pas encore.
— Tu n’as pas trouvé d’empreintes sur une partie du corps ? Sur les lobes d’oreilles par exemple ? Des traces de salive ou d’autres éléments, qui permettraient une analyse ADN ?
— Que dalle. Le tueur n’a pas touché sa victime. La pointe a été le seul contact.
Kasdan se leva et posa la main sur l’épaule du légiste :