— Merci, Mendez.
— Pas de quoi. Pour le même tarif, je te donne un conseil. Laisse tomber. Tout ça, c’est plus de ton âge. Les gars de la Crim vont gérer le coup aux petits oignons. Dans moins de deux jours, ils auront identifié le salaud qui a fait ça. Prépare ton voyage et n’emmerde plus personne.
Kasdan murmura — la buée précédait ses paroles :
— Ce tueur a profané mon territoire. Je le retrouverai. Je suis le gardien du temple.
— T’es surtout le roi des emmerdeurs. Kasdan lui offrit son plus beau sourire :
— Je te laisse les crêpes.
5
Wilhelm Goetz habitait au 15–17, rue Gazan, face au parc Montsouris. Kasdan traversa la Seine sur le pont d’Austerlitz et remonta le boulevard de l’Hôpital jusqu’à la place d’Italie. Là, il suivit le métro aérien, boulevard Auguste-Blanqui, puis, place Denfert-Rochereau, emprunta l’avenue René-Coty, qui porte déjà en elle le calme et l’ampleur du parc Montsouris situé au bout de l’artère.
Parvenu aux jardins, il tourna à gauche et se gara avenue Reille, à quelque trois cents mètres de son objectif. Simple réflexe de prudence.
Tout le trajet, il avait ruminé son échec auprès des enfants. Il s’était précipité sur cette opportunité et n’avait rien obtenu. Or, un interrogatoire mal engagé signifiait un gâchis sans retour. On n’obtiendrait plus rien des mômes. Il avait vraiment merdé.
« C’est plus de ton âge », avait dit Mendez. Peut-être avait-il raison. Mais Kasdan ne pouvait laisser filer ce meurtre. Que la violence soit venue le chercher au fond de son trou était un signe. Il devait résoudre l’affaire. Ensuite, cassos. Le grand voyage. Les églises primitives. Les croix de pierre. Les stèles des origines.
Kasdan s’assura que l’avenue était bien déserte puis alluma son plafonnier. Il avait piqué à l’Ephorie la fiche de Wilhelm Goetz, remplie par l’organiste lui-même à ses débuts. Le Chilien n’avait pas écrit grand-chose. Né en 1942, à Valdivia (Chili). Célibataire. Vivait à Paris depuis 1987.
Heureusement, Sarkis avait interrogé lui-même le musicien et ajouté, au crayon, quelques notes en bas de page. Goetz avait suivi ses études musicales à Valparaiso jusqu’en 1964. Piano, orgue, harmonie, composition. Il s’était ensuite installé à Santiago où il était devenu professeur de piano au conservatoire central de la ville. Il avait alors participé à la vie politique du pays et accompagné Salvador Allende dans son ascension jusqu’au pouvoir. 1973. Coup d’État de Pinochet. Goetz avait été arrêté et interrogé. Ensuite, trou noir. Goetz réapparaissait en France, en 1987, avec le statut de réfugié politique.
En vingt années, le Chilien s’était fait sa place à Paris, occupant le poste d’organiste dans plusieurs paroisses et dirigeant quelques chorales. A cela, s’ajoutaient des cours particuliers de piano. Rien de folichon, mais de quoi survivre dans la capitale et y goûter les douceurs d’une bonne vieille démocratie. Wilhelm Goetz avait réussi le rêve de tout immigré : se fondre dans la masse.
Kasdan appela l’image mentale du Chilien. Rougeaud. Des cheveux d’un blanc très vif. Une tignasse plantée haut et fort, frisée comme le pelage d’une brebis. A part ça, pas grand-chose à dire. Des yeux enfouis sous des sourcils épais. Un regard fuyant. Kasdan s’était toujours méfié de lui. Un Odar. Un non-Arménien…
L’ex-flic balaya cette poussée de raciste primaire et réalisa, par contrecoup, à quel point il avait éprouvé peu de compassion pour la mort du bonhomme. Était-il indifférent ? Ou simplement trop vieux pour réagir ? Au fil de sa carrière, son cuir n’avait cessé de s’épaissir. Surtout les dernières années, à la BC, où la viande froide et les histoires sordides étaient monnaie courante.
Kasdan éteignit le plafonnier. Attrapa dans la boîte à gants une lampe-stylo Searchlight, des gants de chirurgien et un fragment de radiographie. Il sortit de la voiture. La verrouilla, inspectant au passage sa carrosserie. Il gratta avec précaution une minuscule fiente d’oiseau puis observa le véhicule avec satisfaction. 5 ans qu’il bichonnait le break Volvo qu’il s’était payé à sa retraite. Impeccable.
Il descendit à pied l’avenue Reille en direction de la rue Gazan, longeant les grilles du parc et respirant l’atmosphère particulière de ce quartier, aux confins du quatorzième arrondissement.
Calme. Silence. S’il n’y avait pas eu la rumeur lointaine du boulevard Jourdan, on aurait pu se croire dans une ville de province.
L’air était d’une douceur inquiétante pour un 22 décembre. Cette douceur inexplicable, qui filait les jetons à tout le monde en l’an 2006 parce qu’elle annonçait, à plus ou moins long terme, la fin du monde.
Cette pensée en appela une autre. Il songea aux générations futures. A son fils, David, dont il n’avait aucune nouvelle depuis deux ans — depuis la mort de Nariné, sa femme. Morsure à l’estomac. Où était David aujourd’hui ? Était-il toujours à Erevan, en République d’Arménie ? Lorsqu’il était parti, il l’avait prévenu qu’il allait « bouffer l’Arménie ». Comme si des générations d’envahisseurs ne s’en étaient pas chargés avant lui…
La brûlure dans son ventre se mua en colère. On lui avait tout volé — sa famille, et avec elle, la possibilité de la protéger, cette mission qui avait constitué sa colonne de direction durant près de 30 ans. Il aurait voulu que sa rage soit tournée contre le ciel, le destin, mais au fond, elle était tournée contre lui-même. Comment avait-il pu laisser partir son fils ? Comment avait-il pu laisser l’orgueil, la colère, l’entêtement, se dresser entre eux ? Il avait tout sacrifié pour ce môme et une engueulade, une seule, avait suffi à couper les ponts entre eux.
La rue Gazan croisa l’avenue Reille. Le 15–17 était à quelques numéros sur la droite. Un de ces blocs mochards datant des années 60 et dont la seule vue vous filait le cafard. Façade de crépi beige. Baies crasseuses de pollution. Balcons maculés, aux barreaux de geôle. Le Chilien avait sans doute obtenu ce logement social grâce à son statut de réfugié politique.
Kasdan utilisa sa clé PTT et pénétra dans le hall. Pénombre. Faux marbre. Portes vitrées. L’Arménien avait vécu dans un bâtiment de ce genre durant des années. Des constructions qui étaient à l’habitat ce que le Formica est au bois. Du faux, du toc, du lisse, où les existences se suivent et se ressemblent, sans laisser de trace.
IL s’approcha des boîtes aux lettres et repéra un index indiquant le nom des locataires et leur appartement. Goetz vivait au deuxième étage, appartement 204. Kasdan grimpa les marches en silence puis inspecta le couloir. Personne. On entendait seulement une télévision, étouffée par une cloison. Il s’approcha du 204.
Une porte de contreplaqué brun verni, branlant sur ses gonds. Le verrou cadrait avec le reste. Un « deux points » qui ne posait pas de problème. Pas de ruban de non-franchissement croisant le chambranle. Les flics n’étaient pas encore venus. A moins que Vernoux ait déjà fait un saut, en toute discrétion. Il avait dû trouver les clés dans les poches de Goetz…
Kasdan colla son oreille à la paroi. Aucun bruit. Il sortit la radiographie qu’il avait roulée dans sa poche et la glissa entre la porte et le chambranle. Le verrou n’était pas fermé — Goetz ne se méfiait pas. Kasdan opéra un mouvement de haut en bas, sec et rapide, tout en poussant la porte de l’épaule. En quelques secondes, il était à l’intérieur.
Il n’avait pas fait un pas dans le vestibule qu’un bruit résonna dans l’appartement.
L’ouverture d’une porte-fenêtre.