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Il hurla : « Police ! On bouge plus ! » et se précipita dans le couloir. Dans le même mouvement, sa main se serra sur le vide — il n’avait pas emporté d’arme. Il se cogna contre un meuble, jura, avança encore, lançant des regards incertains vers les pièces qu’il croisait et qui ne lui renvoyaient que leur propre obscurité.

Au bout du couloir, il trouva le salon.

Porte-fenêtre ouverte : le voilage flottait dans la pénombre.

Kasdan bondit sur le balcon.

Un homme courait le long de la grille du parc.

L’Arménien ne comprit pas comment le mec avait pu sauter la hauteur des deux étages. Puis il repéra la camionnette stationnée juste sous le balcon. Son toit portait encore la marque de l’impact. Sans réfléchir, Kasdan enjamba la balustrade et sauta.

Il rebondit sur la tôle, roula sur le côté, se rattrapa maladroitement à la galerie de l’estafette et dégringola le long de la portière. Pieds au sol, il mit quelques secondes à retrouver ses repères : la rue, les immeubles, la silhouette, sac à dos tressautant sur les épaules, qui courait et tournait déjà à gauche, dans l’avenue Reille.

Kasdan rugit dans son col :

— Putain de blawel !

Il partit au pas de charge. Sa discipline quotidienne — jogging tous les matins, musculation, régime alimentaire strict — allait enfin servir à quelque chose. Avenue Reille.

L’ombre courait deux cents mètres devant lui. Dans la nuit, elle semblait désarticulée, les bras partant en tous sens, sac à dos bringuebalant à contretemps de la course. Le fuyard paraissait jeune. On percevait sa panique à travers sa cadence irrégulière. Kasdan sentait au contraire son propre corps parfaitement lancé, montant en puissance à mesure qu’il se chauffait. Il allait rattraper le salopard.

Le pantin franchit l’avenue René-Coty sans tourner à droite, dans la direction de Denfert-Rochereau — Kasdan aurait parié pour cette direction — et poursuivit tout droit, sur le trottoir de gauche, face aux réservoirs de Montsouris. Kasdan traversa à son tour. Il gagnait du terrain. Plus que cent mètres. Les pas des deux coureurs résonnaient dans la rue sombre, ricochant contre le mur aveugle de l’immense édifice, sorte de temple maya gigantesque, aux versants obliques.

Cinquante mètres. Kasdan tenait le rythme. Mais il devait rattraper l’homme au plus vite. Dans quelques minutes, il n’aurait plus assez de jus pour se propulser et le plaquer au sol. De plus, il sentait que le fuyard connaissait le quartier. Il ne s’enfonçait pas par hasard dans cette artère. Il avait un plan. Une bagnole ?

En réponse, le fugitif traversa l’avenue et se dirigea vers un poteau d’autobus. Il agrippa le panneau indiquant l’itinéraire, se hissa d’une traction, puis plaça son autre main sur la pancarte du sommet. Il coinça son pied au-dessus du premier panneau, se propulsa et parvint à attraper le rebord du mur du réservoir. De maladroit, le mec devenait carrément agile. Il roula sur le côté, se relevant et courant à nouveau, en équilibre sur la crête du mur. Le tout n’avait pas pris cinq secondes.

Kasdan ne se voyait pas tenter la même prouesse. D’autant plus que ni le poteau ni le panneau ne résisteraient à ses cent dix kilos. Trop tard pour trouver d’autre solution. Il traversa la chaussée. Lança sa main au-dessus de la pancarte, la plus haute. Se hissa en un bond. Le panneau céda mais son autre main avait déjà attrapé l’arête du mur. Il agrippa la pierre, plaça un coude, opéra une traction et roula à son tour, lourdement. Il toussa, cracha, se releva. Entre deux pulsations cardiaques, un sentiment de fierté. Il y était parvenu.

Il leva les yeux. La proie courait au sommet du tumulus, se détachant bien nette sur la toile de la nuit. Une vision cinématographique. Digne, encore une fois, d’un bon vieux film de Hitchcock. L’ombre filant sur le ciel, encadrée par les deux belvédères de céramique qui brillaient sous la lune.

Sans réfléchir, Kasdan imita le fuyard, montant les marches de pierre puis attrapant la rampe de fer de l’escalier extérieur, qui permettait d’accéder au toit plat de la pyramide. Cassé en deux, à bout de souffle, l’Arménien parvint au sommet.

Ce qu’il vit acheva de lui couper la respiration.

Trois hectares de gazon, un véritable terrain de football, suspendu au-dessus de Paris. Les lumières des rues, en dessous, créaient tout autour un halo irréel, transformant le temple maya en un vaisseau spatial luminescent.

Et toujours, au ras de cette surface, l’ombre qui courait, véritable trait métaphysique, résumant à lui seul la solitude de l’homme dans l’univers. Du sang plein la tête, les poumons en feu, Kasdan se paya encore une petite comparaison esthétique. La scène ressemblait à un tableau de De Chirico. Paysage vide. Lignes infinies. Omniprésence du néant.

Kasdan reprit sa course, haletant, au bord de l’évanouissement. Il avait maintenant un point de côté et les genoux douloureux. Il traversa la surface immense, miroir de la nuit, éprouvant le moelleux de la pelouse sous ses semelles. Le petit bonhomme courait toujours devant lui…

Soudain, le type s’arrêta. Un champignon de verre affleurait le toit. Il se pencha, souleva un panneau, provoquant un reflet de lune, puis disparut.

L’homme avait plongé dans les réservoirs de Montsouris.

6

L’arménien parvint près de la lucarne, restée ouverte. Une confirmation : le fuyard connaissait les lieux. Il était parvenu à ouvrir cette trappe vitrée en un temps record. Avait-il les clés ? On était en plein délire. La main appuyée sur son point de côté, Kasdan emprunta l’escalier qui descendait droit dans les ténèbres.

Spirale. Rampe de fer. Et déjà, l’humidité. Au bas des marches, il s’immobilisa, laissant le lieu se révéler, se matérialiser dans la pénombre. Il savait où il se trouvait. Il avait vu un documentaire à la télé sur ces réservoirs. Un tiers de l’eau potable des Parisiens était stockée ici. Des milliers d’hectolitres d’eau de source, détournés de plusieurs rivières, placés à l’abri de la chaleur et des impuretés, en attendant que les Parisiens les utilisent pour boire, se laver, faire la vaisselle…

Kasdan se serait attendu à des citernes, des bassins protégés. Or, l’eau était là, à ses pieds, à découvert. Une immense surface verte, plantée de centaines de colonnes rouges, vaguement visibles dans l’obscurité. A cette heure de la nuit, on était à marée haute. Pas vraiment l’heure de la douche. Il sortit sa lampe et inclina son faisceau vers la surface. Au fond de l’eau, il pouvait distinguer des numéros, inscrits au pied des colonnes, comme des mosaïques antiques englouties. E34, E38, E42…

Kasdan tendit l’oreille. Pas un bruit au fond de l’antre, à l’exception de quelques clapotis et d’une résonance indicible, profonde, aquatique. Où était le fuyard ? Soit déjà loin, ayant emprunté un passage qu’il ne pouvait soupçonner, soit, au contraire tout proche, tapi dans une niche qu’il n’allait pas tarder à découvrir…

Il promena son faisceau pour mieux voir le décor. Il était sur une coursive, qui s’ouvrait de part et d’autre sur un couloir voûté. Il opta pour la droite et plongea dans le boyau. Les parois suintaient. Le sol était percé de flaques. De temps à autre, sur sa gauche, le mur s’arrêtait à mi-corps et révélait les bassins. Masse liquide aux tons verts, limpide, immobile. Les piliers se rejoignaient en arches, dessinant de multiples ogives, à la manière d’un monastère roman. Les couleurs, vert pour l’eau, rouge pour les colonnes, évoquaient même des motifs maures, des tons vifs d’émaux. Un Alhambra pour troglodytes.

Sa lampe accrocha autre chose. Le mur de gauche était percé d’aquariums creusés dans la pierre. A l’intérieur, des truites allaient et venaient, au-dessus d’un lit de graviers. L’ex-flic se souvint du reportage. Jadis, ces truites étaient placées dans les eaux pour en tester le degré de pureté. Au moindre signe de pollution, les poissons mouraient. Aujourd’hui, les fontainiers possédaient d’autres méthodes de surveillance mais on avait gardé les truites. Sans doute pour l’ambiance.