Du sang en quantité astronomique.
Du sang comme du vin macérant au fond d’une cuve.
Volokine enfonça sa main à l’intérieur de sa manche. A tâtons, le long du mur, il trouva un commutateur.
La lumière jaillit, et la gerbe avec.
L’atelier de Régis Mazoyer avait été transformé en abattoir.
Du sang, partout. Sur les murs. Sur le sol, en flaques coagulées. Sur le rebord de l’établi, en croûtes épaisses. Dans la fosse, en traînées noires. Sur les instruments de mécanique et les pneus, en éclaboussures séchées.
Et partout, des empreintes de pas.
A l’œil nu, du 36.
Kasdan pensa : « Changement de modus operandi. » Les mômes avaient torturé et mutilé le garagiste avant de le tuer. Une autre idée traversa son esprit. Peut-être avaient-ils procédé comme d’habitude, détruisant d’abord ses tympans, mais la victime avait survécu à ses blessures. Son cœur avait poursuivi son activité. Le sang avait couru dans le corps — et giclé partout.
Au fond de la pièce, entre un cric et une pile de pneus, le cadavre mutilé était assis par terre, dos au mur, visage baissé. Pratiquement dans la même position que Naseer. Sauf que l’ancien chanteur tenait ses bras croisés sur son ventre. Kasdan s’approcha. La victime était blottie dans une mare noire, encore fraîche. Le meurtre ne datait que de quelques dizaines de minutes…
Tout en percevant la réalité de chaque détail, Kasdan était assailli par des visions de cauchemar. Des artères tranchées crachant leur jus. Des muscles vibrant sous l’effet des spasmes d’agonie. Un corps se vidant avec frénésie. Les dernières convulsions d’un sacrifice humain.
Kasdan sentit soudain qu’il touchait un point crucial.
Un sacrifice.
Du sang versé pour Dieu.
Volokine avait déjà enfilé des gants. Un genou au sol, se tenant à la frontière de la flaque, il tourna la tête de la victime. Des traînées noires avaient coulé de son oreille gauche. Il vérifia l’autre côté. Traces identiques. Confirmation. L’homme avait été assassiné par les tympans. Mais la technique n’avait pas fonctionné. Mazoyer avait survécu.
Cela n’avait pas arrêté les tueurs.
Ils s’étaient acharnés sur leur victime agonisante.
Volokine releva le visage de Régis. Il avait la bouche fendue d’une oreille à l’autre, plaie sombre révélant les pointes blanchâtres des dents au fond des chairs sectionnées. Toujours ce sourire béant, atrocement comique, rappelant, comme chez Naseer ou Olivier, l’expression sarcastique d’un auguste défiguré.
Mais cette fois, toute la surface du visage avait été attaquée au couteau, au point que la peau ressemblait à un champ de labour. Hérissé. Retourné. Un coup en particulier avait déformé le côté gauche, enfonçant l’œil en une tuméfaction de boxeur, alors que l’autre paraissait blanc et écarquillé, prêt à tomber.
Kasdan voyait maintenant ce qui intéressait Volokine. Le garagiste portait un bleu de chauffe, raidi d’hémoglobine. La fermeture Éclair en était descendue sur la poitrine. Les deux bras qu’il croisait sur son ventre se fondaient en une boue sombre, en voie de coagulation. Avec lenteur, le Russe attrapa l’une des manches et tira. Le mort semblait serrer un objet contre lui.
Volo n’eut pas à forcer. La raideur cadavérique n’avait pas encore joué. L’objet apparut, contre le ventre. Le cœur de l’homme. Sombre. Luisant. En y regardant de plus près, ce n’était pas seulement la combinaison qui était ouverte mais les chairs du thorax. Ou plutôt, chairs et fermeture Éclair béaient en une seule et même rivière noire.
Volokine ne dit rien. Il paraissait aussi froid qu’une barbaque congelée. Kasdan non plus ne réagissait pas. Ils avaient franchi un seuil de non-retour — et tout ce qu’ils découvraient maintenant leur semblait étranger à la réalité.
Au monde tel qu’ils le connaissaient.
Au fond, ni lui ni le Russe n’étaient étonnés.
L’explication était barbouillée au-dessus de la victime, en lettres de sang :
L’écriture. Toujours la même. Liée. Appliquée. Enfantine. Kasdan songea à un atelier de dessin ou de découpage, comme on en organise dans les classes d’école primaire.
Volokine auscultait toujours le corps.
Palpant le torse, glissant ses doigts dans les chairs ouvertes.
Soudain, il bascula en arrière et tomba le cul sur le sol.
Kasdan braqua son arme, sans comprendre.
Il leur fallut quelques secondes pour saisir la situation.
La sonnerie d’un téléphone.
Sur le cadavre.
Volokine scruta les mains de Kasdan : il n’avait pas enfilé de gants. Le Russe se mordit les lèvres. Se releva. Palpa les poches du mort.
Il trouva l’appareil.
Ouvrit le clapet et écouta.
Il braqua le combiné dans la direction de Kasdan. L’Arménien tendit l’oreille : des rires.
Des gloussements d’enfants, entrecoupés de bruits de cannes.
La connexion s’interrompit.
Les deux partenaires restaient figés.
Alors, ils entendirent le tapotement, tout proche.
Léger, furtif, insistant.
Les enfants-tueurs étaient là, dehors.
Ils les attendaient.
56
Le parvis était désert. Deux cents mètres de long. Fermé sur trois côtés par des immeubles de plusieurs dizaines d’étages. Derrière, la haute cheminée fumait à gros panaches. Au-delà, le ciel. Toile bleue qui avait éliminé en cette nuit tout nuage, et présentait une pureté impassible, froide et lisse. Une luminescence sans limite qui avait l’intensité, dans la clarté de la lune, d’une toile d’Yves Klein.
Volokine fit quelques pas, les deux poings noués sur son Glock. Les enfants n’étaient pas là. Il regarda Kasdan, qui tenait aussi son arme braquée sur le grand vide. L’Arménien semblait fluorescent dans le lait bleuté de la nuit, comme s’il était recouvert de minuscules cristaux. Le Russe comprit qu’il avait la même apparence. Deux poissons prisonniers de leur croûte de sel. Leurs yeux, taches blanches et noires, suspendues dans l’immobilité de l’instant, ressemblaient à des stalactites. Le seul mouvement du tableau était la buée qui s’échappait de leurs lèvres.
Ils ne dirent pas un mot — mais se comprenaient.
Tous les flics vivent pour de tels moments.
Et eux n’avaient vécu depuis cinq jours que pour cette minute.
Ils avancèrent sur le parvis.
Bras tendu à l’oblique, canon pointé vers le sol.
Les barres d’immeubles étaient absolument opaques. Pas une fenêtre allumée. Silence total, à l’exception, au fond du paysage, du sourd martèlement d’une usine. Le rythme d’un cœur géant, enfoui dans un corps d’acier et de béton.
Ils marchèrent encore, à découvert.
Leurs silhouettes se détachaient sur l’esplanade avec la précision d’un scalpel. Leur ombre collait à leurs pas, mandibule d’insecte finement découpée.
Ils tendaient l’oreille. Les tapotements de bois avaient disparu. Seule la cadence du site industriel, au-delà des cités, secouait les plis de l’ombre.
Puis, soudain, un rire.
Les deux flics braquèrent leurs automatiques dans cette direction.
Puis un autre ailleurs.
Des gloussements étouffés.
Des pas précipités.
Répartis aux quatre coins du parvis.
Kasdan et Volokine avançaient lentement, pivotant plus lentement encore, dessinant avec leurs bras armés des arcs vers les murailles qui les cernaient.