Un rire, une nouvelle fois.
Une cavalcade.
— Ils jouent, murmura Volokine. (La buée, entre ses syllabes.) Ils jouent avec nous.
Ils se déployaient, s’éloignant l’un de l’autre, se dirigeant chacun vers un immeuble, à gauche et à droite. Les ricanements fusaient, s’évanouissant aussitôt. Sous les porches. Les escaliers. Les buissons de troènes. Impossible de les localiser exactement.
Soudain, au pied de la barre du fond, une faille d’argent scintilla.
Volokine plissa les yeux. L’éclat disparut. Il songea au chrome d’une arme. La lumière brilla de nouveau, dix mètres plus à droite. Puis encore une fois, tout à fait à gauche, à trente mètres.
Le Russe lança un regard interrogateur à Kasdan : il ne comprenait pas. Les yeux écarquillés, l’Arménien ne semblait pas plus avancé que lui. Que signifiaient ces éclairs ? Volokine pensa à l’équivalent d’un sifflement, mais traduit en lumière. Ces flashes avaient l’acuité d’un larsen, d’une lame sonore.
Nouveau flash.
Nouveau miroitement.
L’impression exacte était qu’on agitait des miroirs devant eux, captant le reflet de la lune et le renvoyant dans une version, tranchante, acérée. Oui, des lames de lune les éblouissaient. Les éclaboussaient. Aiguës comme des giclées de mercure. Volokine comprit.
Les enfants étaient là, au pied de la nuit.
Enveloppés dans des manteaux noirs, leurs corps étaient invisibles, mais ils portaient des masques. Des masques de métal… Chacun d’eux tenait aussi une baguette de bois clair, dénuée d’écorce. Sans aucun doute l’acacia seyal, débarrassé de ses épines…
Bruits de course, à gauche. Volokine pivota. Des rires, plus loin. Un éclat, à droite. Le flic ne savait plus où donner de la tête. Les enfants s’éclipsaient, aussitôt apparus, sous les escaliers, derrière les troènes.
Il fit trois pas en avant, vers le bâtiment de gauche. Par-dessus son épaule, il lança un regard vers Kasdan, qui s’approchait de l’immeuble de droite. Les deux hommes se tenaient maintenant à cent mètres l’un de l’autre. Volokine longea un premier buisson couvert de givre.
Le silence. Le vent. Le froid.
Un détail se précisait. Un bruit à peine audible, derrière le taillis, apporté par une rafale puis balayé par une autre. Les enfants chuchotaient. Ils préparaient un coup. Volokine suivit la haie, essayant de voir au travers. Sous la lune, la visibilité était parfaite. Il braquait son Glock mais une certitude ne le lâchait plus. Il ne ferait pas usage de son arme. Jamais il ne ferait feu contre de tels adversaires.
Le combat était perdu d’avance.
Il était impuissant face à ses ennemis.
Cailloux crissants. Mottes de terre gelées. Il longeait toujours les troènes. Le murmure s’était arrêté. La haie prit fin. Volo bondit vers la gauche, braquant l’espace étroit entre ce buisson et le suivant.
Personne.
Le flic fit jouer ses doigts sur la crosse. Malgré le froid, un film de sueur vernissait son visage. Son cœur s’était décroché. Tombé au fond de son estomac.
Il reprit sa marche. Lente. Tendue. Et en même temps flottante. Tout lui paraissait distancié. Sa conscience jaillissait hors de son corps, planant autour de lui. Il posait un regard neutre, presque abstrait, sur son environnement. Il s’échappait de l’instant, de la tension, de la menace… Frottement sur sa gauche.
Il réagit avec un centième de seconde de retard : l’enfant était sur lui.
Volokine s’arrêta. Ou plutôt, ce fut l’instant — le temps, l’espace, l’univers — qui s’arrêta, se démultipliant à l’infini. Il vit ce qu’il ne pouvait croire. Le masque de l’enfant. Fondu dans du métal scintillant, sculpté à coups de marteau. Des bosses, des crêtes, des creux chahutaient sa surface.
Le Russe, d’une manière absurde, songea aux balles d’argent fondu que les héros des bandes dessinées de son enfance utilisaient pour tuer les loups-garous.
Cette nuit, le loup-garou, c’était lui.
Les traits du masque le subjuguaient.
Un masque antique, à l’expression outrée. Joie. Rire. Douleur. Grands losanges noirs pour les yeux. Orifice plus grand encore pour la bouche. La grimace était dilatée, comme écartelée par l’âme qui se tenait derrière. Dans le théâtre antique, chaque sentiment se dressait sur la scène, grandiose, universel. Volokine pensa : « Tu es un enfant-dieu… »
A cet instant, l’enfant murmura :
— Gefangen.
Il planta son couteau dans la cuisse de Volokine.
Le flic hurla. Parvis et ciel se mirent à tanguer. Deux miroirs sombres, avec la cheminée et les immeubles qui vacillaient entre les deux surfaces. Il tenta de se reprendre mais déjà, l’équilibre lui échappait. Il baissa les yeux sur sa plaie, sentant la brûlure proliférer à la vitesse de la lumière à travers son corps. Il vit la petite main enfoncer la lame jusqu’à la garde. Il pensa, en mode staccato : garde en bois, couteau du XIXe siècle, Amish du Mal…
Puis il eut un hoquet, alors que le sol tournait pour de bon, renversant le ciel dans le même mouvement. Il voulut attraper le bras du gamin de la main gauche mais manqua son coup.
Il tomba à genoux.
Loin, très loin, il perçut le cri de Kasdan qui courait vers lui :
— VOLO !
Puis, tout près, avec une intimité bouleversante, il entendit le rire, derrière le masque. Un rire de triomphe. L’enfant n’avait pas lâché le manche du couteau. Il appuya de toutes ses forces, à deux mains, et brisa la lame au fond de la blessure. CLAC.
La douleur gagna plusieurs degrés. Volokine fixa l’expression figée du masque, fracassée de lumière lunaire. Calmement, il songea à un cours qu’il avait jadis suivi à la fac, sur « les racines de la mythologie grecque ». Il songea au commencement du monde, au dieu créateur, Ouranos, à ses noces avec la Terre, Gaïa. Il songea à ses enfants, les Titans, dont Cronos, qui coupa les organes génitaux de son père.
— Des enfants-Titans…
Il voulut hurler mais sa langue s’était dilatée dans sa bouche. Il s’écroula.
Sa tempe claqua sur le sol comme un clap de fin. Il vit en image verticale : le sol, la cheminée, la lune — et l’ombre de Kasdan, immense, démesurée, le treillis battant au vent, brandir droit devant lui son Sig Sauer.
Volokine voulut crier « non ! » mais il vit la flamme blanche de l’arme exploser. Le ciel se révéla, comme sous l’effet d’un éclair. Les tours s’imprimèrent en négatif.
Kasdan avait manqué sa cible — les enfants-dieux étaient immortels.
L’Arménien avait tiré dans le vide.
Et ils avançaient, tous les deux, dans un vide éternel.
Puis le vide fondit sur lui et il sombra dans le néant.
57
— Police. C’est une urgence !
Service des urgences de l’hôpital Lariboisière.
6 h 30.
Kasdan soutenait Volokine sur son épaule. Ils traversèrent la salle d’attente et se dirigèrent vers le comptoir d’accueil désert. L’Arménien frappa du poing, en répétant :
— Police ! Y a personne ?
Pas de réponse. Il installa son partenaire sur un des sièges vissés au mur puis remarqua les autres silhouettes qui attendaient dans la pénombre de la salle. Par un sinistre coup du sort, en cette nuit de Noël, il n’y avait ici que des couples tenant dans leurs bras des enfants. Des parents qui n’avaient récolté cette nuit, en guise de cadeaux, que blessures, virus et infections.