Des pas, derrière lui.
Une infirmière.
Kasdan marcha à sa rencontre, tendant sa carte tricolore.
— Mon collègue est blessé.
— Vous n’êtes pas prioritaire. Vous auriez dû aller à l’Hôtel-Dieu.
— Il pisse le sang ! Appelez un médecin. Je m’expliquerai avec lui.
La femme tourna les talons.
Dans la salle, personne n’osait bouger. Kasdan pouvait sentir le sillage de violence et de brutalité qu’il imposait dans ce lieu calme et douloureux.
Trois hommes en blouse blanche apparurent. D’eux d’entre eux poussaient une civière. Kasdan retourna dans la salle d’attente et souleva, avec précaution, Volokine, à demi conscient. Sur le parvis de Gennevilliers, il lui avait fait un garrot à la naissance de la cuisse avec sa ceinture. Il avait récupéré son Glock. Les enfants avaient disparu. Kasdan avait soutenu son collègue à travers l’esplanade. Ils avaient roulé jusqu’à la porte de Clignancourt, remonté le boulevard Rochechouart, pilé devant le premier hôpital rencontré : Lariboisière, boulevard Magenta. En chemin, Kasdan avait parlé, parlé, pour maintenir Volokine en éveil.
— Qu’est-ce qui s’est passé ?
— On a été agressés, répondit-il. On était en patrouille.
— Suivez-moi au bloc.
Derrière l’homme, les infirmiers installaient Volokine sur la civière. Kasdan aperçut sa jambe blessée, brillante de sang. Le médecin pivota et suivit le brancard qui roulait dans le couloir.
Kasdan leur emboîta le pas :
— C’est grave ?
— On va voir.
Une part de lui-même était réconfortée. Ils étaient parvenus chez les pros. Le territoire du savoir, du matériel, des perfusions. Mais une autre partie de son cerveau notait la tristesse souterraine, la puissance malsaine du lieu. Le brancard grinçait. La chaleur était étouffante. Une odeur d’éther saturait l’espace.
Ils parvinrent dans une pièce blanche, éclaboussée de lumière. Des civières, des instruments chromés, des machines éteintes, aux câbles enroulés, dans un désordre évoquant un grenier médical.
On plaça Volokine sur une table couverte de papier vert. Toujours dans les vapes. Deux infirmières découpèrent son pantalon trempé d’hémoglobine. Dénouèrent le garrot. Une autre enserrait déjà le biceps du Russe avec le brassard d’un tensiomètre.
Le médecin observa brièvement la plaie puis leva les yeux vers Kasdan :
— Il est OK sur les vaccins ?
— Aucune idée.
Kasdan songea à la pureté des matériaux manipulés par les enfants-tueurs. Le couteau était ancien mais ne devait être ni rouillé, ni souillé. Chaque acte de violence entrait en cohérence avec le culte de Hans-Werner Hartmann. Comment expliquer ça au toubib ?
Ce dernier s’adressait aux infirmières :
— OK. Globuline antitétanique. Sédation puis anesthésie. On va passer en salle.
Kasdan observait les manipulations, le cœur crispé. Des lambeaux de souvenirs déchiraient son cerveau. Il songeait à sa femme, aux veines de son crâne nu, à sa voix flottante, dans la pénombre de la dernière chambre. A son fils, quand il avait fallu l’amener aux urgences, à l’âge de 3 ans, alors qu’il déclarait une méningite. A lui-même, accueilli si souvent aux urgences de Sainte-Anne comme un prisonnier, alors qu’on lui retirait son arme à feu, sa ceinture, ses lacets de chaussures pour ne pas qu’il fasse de « bêtises ». Une garde à vue de l’esprit.
— Ça va aller.
— Pardon ?
Le médecin se tenait devant lui. Le scialytique crachait une clarté implacable. Des milliers de facettes de verre, l’œil monstrueux d’une mouche blanche.
— Ça va aller, répéta l’urgentiste. La lame a glissé contre le muscle. Aucune zone importante n’est touchée. Mais il va falloir lui extraire le morceau qu’il a dans la chair. Il a perdu pas mal de sang. Vous êtes de quel groupe sanguin ?
— A+.
— On va vous prélever quelques millilitres. Votre collègue en a besoin.
— Pas de problème.
Kasdan ôta son treillis et s’installa dans un coin de la salle, alors qu’une infirmière relevait sa manche. L’interne partit observer une nouvelle fois le corps du jeune flic puis revint vers l’Arménien :
— Sur l’agression, vous pouvez m’en dire plus ?
Kasdan ne répondit pas tout de suite, contemplant son sang qui courait dans le tube. Sombre. Lourd. Inquiétant. Ma vie fout le camp, pensa-t-il, puis il considéra le médecin :
— Tout s’est passé très vite. On était en mission à Gennevilliers.
— En pleine nuit ?
— Vous êtes de l’IGS ou quoi ?
— Je dois faire un rapport.
L’infirmière emporta ses fioles. Kasdan replia son bras. Ce toubib commençait à lui chauffer les nerfs.
— Faites ce que vous voulez, fit l’Arménien, mais sortez-lui cette lame de la jambe !
— Ne soyez pas agressif. J’aurais besoin de vos noms et de vos matricules.
— Vous allez l’opérer, oui ou merde ?
— Dans quelques minutes. En attendant, je voudrais entendre votre version de l’histoire. Nous allons rédiger ensemble le…
— Kasdan.
Volokine venait de parler, les yeux au plafond. L’Arménien se leva et demanda à l’interne, plus calmement :
— Vous pouvez nous laisser une minute ? L’urgentiste soupira, faisant signe aux infirmières :
— Une minute. Ensuite, on passe en salle d’op.
Kasdan bougea. L’homme le retint par le bras et baissa la voix :
— Dites-moi, votre collègue…
— Quoi ?
— Il est drogué jusqu’à l’os, vous le savez, ça ?
— Il a arrêté.
— C’est récent, alors, parce que les marques de piqûres, c’est… Il acheva sa phrase en secouant la main, l’air de dire : « plutôt gratiné ».
— Je vous dis qu’il a arrêté, c’est clair ?
Le médecin fit un pas en arrière et considéra Kasdan dans toute sa splendeur. Gris, trempé, chèche humide autour du cou. L’interne sourit, d’un air consterné. Il franchit le seuil, suivi par les infirmières.
Kasdan s’approcha de Volokine. Il avait chaud, il avait peur, et se sentait de plus en plus mal à l’aise dans ce service. Comme si le désordre de la salle lui était passé dans le sang, foutant le bordel dans ses propres cellules.
Il se composa une mine réjouie :
— On va te transfuser mon sang, mon gars. (Il lui serra l’épaule.) Une bonne pinte de sang arménien. Ça va te requinquer.
Volokine sourit. Un pâle sourire, à travers lequel on voyait en transparence.
— Les mômes… Ils ont joué avec nous, vous comprenez ?
— Tu me l’as déjà dit. Ne t’énerve pas.
— Celui qui m’a touché, il m’a dit un mot. Je crois que c’était de l’allemand… « Gefangen » ou « gefenden ». Cherchez ce que ça veut dire…
— OK. Pas de problème. Calme-toi.
— Je suis très calme. Ils m’ont filé un sédatif… Vous avez vu leurs masques ?
Kasdan ne répondit pas. Les faces d’argent scintillantes, terribles, tragiques. Il cherchait à évacuer cette image.
— Des enfants-dieux…, murmura le jeune flic. Ce sont des enfants-dieux…
Il ferma les yeux. L’Arménien lui prit la main. Au fond de son âme, il pria. Le dieu des Arméniens, Celui qui les avait oubliés tant de fois, pour qu’il pense ce matin à ce jeune Odar. Ce non-Arménien qui avait la vie devant lui.