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— Kasdan.

— Quoi ?

— Parlez-moi de votre femme.

L’ancien flic blêmit mais trouva au fond de lui un soupçon de sourire :

— Tu veux nous la jouer mélo ?

— C’est bon pour ma jambe…

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— Elle est morte, non ?

Kasdan prit son souffle. Il leva les yeux et contempla la salle. Les autres tables qui évoquaient une morgue. Le désordre des appareils. La lumière écrasante. Tout semblait ici usé, corrodé par l’incessante bataille contre la maladie, contre la mort.

— Kasdan…

— Quoi ?

— Votre femme, merde. Je vais passer au bloc. L’Arménien serra les mâchoires. La tête lui tournait. Le dernier moment qu’il aurait choisi pour parler de Nariné. Mais il devinait ce que cherchait Volokine. Une confidence. Une berceuse à voix basse. Quelque chose qui puisse l’apaiser et atténuer le cauchemar qu’ils venaient de vivre.

— Ma femme est morte en 2001, dit-il enfin. Cancer généralisé. Rien d’original.

— Vous avez morflé ?

— Bien sûr. Mais depuis sa disparition, je me sens plus fort, plus lucide. A force de vivre dans la violence, j’avais fini par me croire invincible, tu vois ? Quand Nariné est partie, ce n’est pas l’intrusion violente de la mort dans la vie qui m’a surpris. C’est le contraire. J’ai compris à quel point la vie appartient à la mort, à quel point elle n’est qu’une brève parenthèse. Un sursis dans un océan de néant. La mort de Nariné, pour moi, ça a été ça. Un rappel à l’ordre. Nous sommes tous des morts en devenir…

Kasdan baissa les yeux. Volokine dormait. Il se mordit la lèvre. Pourquoi avait-il menti ? Pourquoi jouait-il encore les fiers-à-bras, les philosophes à la petite semaine, face à ce gamin qui lui avait demandé, justement, une marque de sincérité ?

A 63 ans, certains mots ne parvenaient toujours pas à franchir ses lèvres.

Il n’avait pas parlé de Nariné, mais de sa mort. Même pas : de la mort en général. S’il avait été sincère, il aurait dû cracher un autre discours. Il aurait dû dire qu’aujourd’hui encore, il appelait sa femme d’une pièce à l’autre. Qu’au moindre détour de pensée, elle jaillissait dans sa conscience. Il faut que j’en parle à Nariné… Je dois appeler Nariné…

Il était dans la peau du sprinter qui vient de franchir la ligne d’arrivée, encore emporté par son élan. Il courait, charriant avec lui sa vie révolue, ses anciens repères, ses sentiments familiers. Puis, soudain, il butait contre le présent — le vide du présent — et c’était comme si on le tirait en arrière pour lui faire passer la ligne d’arrivée, encore et encore. Pour qu’il se le foute bien dans la tête : Nariné est morte. Morte et balayée. La course est finie.

Voilà ce qu’il aurait dû dire au gamin.

Il aurait dû lui dire que, chaque jour, il imaginait une scène, se souvenait d’un détail. Chaque objet, chaque élément se mettait en place dans sa tête, les sentiments naissaient, coloriant le tableau, puis, d’un coup, le motif central s’effaçait. Nariné n’était plus. Alors, la scène s’effondrait comme un mauvais décor et il demeurait dans un état de stupeur incrédule.

Il aurait dû lui dire aussi que, parfois, c’était le contraire. Un élément du présent ramenait Nariné à la vie, comme un ressac. Il la sentait près de lui, vivant dans la trame même de sa propre existence. La vie quotidienne. La rumeur de la pensée. Les habitudes. Tout cela appartenait encore à Nariné. Toutes ces choses auraient dû mourir avec elle mais non, elles lui avaient survécu. Et d’une certaine façon, elle-même survivait en retour, grâce à ces éléments. Le goût de son vin préféré. Un feuilleton à la télévision. Les amis qu’elle détestait. Le monde de Nariné vivait toujours. Et elle avec.

Il aurait dû surtout lui dire qu’il s’attendait à cette mort. Qu’attend-on d’une personne de 57 ans, dont le cancer a éclaté partout à la fois ? Une femme qui est devenue un champ de métastases ? Pourtant, il n’avait pas prévu le trou béant laissé par l’explosion finale. Sa profondeur. Son diamètre. Ce trou qu’il mesurait chaque jour, au contact de la vie qui perdurait. Depuis longtemps, il n’aimait plus Nariné. Il ne se souvenait même plus du moment où son amour avait cessé. Encore moins du moment où cet amour avait commencé. Depuis des années, Nariné n’était plus pour lui qu’une source d’agacement, une charge négative. Leur relation n’était qu’une suite d’orages et de trêves, un échange empoisonné qui avait fini par produire ses propres anticorps.

C’était cette ennemie intime qui était morte. Pourtant, à la faveur de son absence, il avait découvert une autre vérité, une autre profondeur. Nariné existait en deçà de sa conscience. Depuis longtemps, elle n’habitait plus sa vie de surface. Elle évoluait ailleurs. Là où il n’allait jamais. Dans les coulisses de sa propre vie. Là où tout se décide, se prépare, se mûrit. Un lieu qui coulait de source, qui allait de soi, sur lequel on ne s’attarde plus…

Alors, il avait mesuré l’ampleur des dégâts. Quand ses pas résonnaient dans son théâtre vide, il comprenait qu’il avait perdu la bataille. Définitivement. Non, Nariné ne vivait pas grâce à son esprit, c’était son esprit, à lui, qui était mort avec sa disparition, ayant perdu toute cohérence, toute raison d’être.

La sonnerie d’un portable l’arracha à ses pensées.

Ce n’était pas son cellulaire. Il réalisa qu’il pleurait à chaudes larmes. Il tendit l’oreille. La sonnerie provenait du treillis de Volokine, posé sur une autre civière.

Il attrapa l’engin, scruta l’écran — il ne reconnaissait pas le numéro, bien sûr. Sans répondre, il emporta le téléphone hors de la chambre.

Qui pouvait appeler le môme à 6 heures du matin ?

58

Il remonta le couloir sous l’œil réprobateur des infirmières. L’usage du portable est interdit dans les locaux de l’hôpital. Il poussa la porte battante et se retrouva près des ascenseurs.

— Allô ?

— Dalhambro.

— C’est Kasdan, annonça-t-il en s’essuyant les yeux avec la paume. Qu’est-ce qu’il y a ?

— Volokine n’est pas là ?

— Indisponible. Je t’écoute.

Brève hésitation. L’homme ne s’attendait pas à tomber sur le colosse.

— OK, fit-il. Je n’ai pas réussi à me rendormir. J’ai gratté sur votre histoire de secte chilienne.

Kasdan se dit qu’ils avaient, dans ce chaos, de la chance. Il existait encore des hommes, comme ce Dalhambro ou Arnaud, qui pouvaient être mordus par le virus d’une enquête en quelques secondes. Des hommes qui n’étaient pas totalement anesthésiés par les fêtes de Noël.

— Tu as trouvé quelque chose ?

— Je crois, ouais. Mais ce n’est pas une secte. Un territoire autonome.

— Quoi ?

— Cela paraît dingue mais c’est la stricte vérité. Le gouvernement français a accordé un territoire à une fondation à vocation non commerciale du nom de « Asunción » en 1986. Le nom complet est « Sociedad Asunción benefactora y educacional ». Il semblerait qu’il y ait eu un accord franco-chilien pour transférer le groupe. Attention : je ne parle pas d’une simple propriété privée. C’est un vrai pays, au sein de l’Hexagone. Ni français, ni chilien.

— C’est possible ?

— Tout est possible. Il y a d’autres exemples. C’est ce qu’on appelle un micro-État. Ici, il s’agit d’un territoire souverain, où la justice française n’a aucun droit. On ne connaît pas le nombre exact de ses habitants. Ni la topographie précise des lieux et des constructions. On ne sait pas non plus combien d’avions et d’hélicoptères possède cette « nation ». Ils ont leur propre espace aérien. Impossible de survoler Asunción.