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Il eut un mince sourire. Doucereux. Poisseux. Dégueulasse.

— Je suis plutôt du genre jaloux.

— Ce planning, file-le-moi.

Sans broncher, Naseer ôta son sac à dos et en ouvrit la poche avant. Il en sortit une page pliée. Kasdan l’attrapa et la parcourut. Il n’aurait pu rêver meilleure pêche. Les noms et adresses des paroisses où travaillait Goetz, ainsi que les coordonnées de chaque foyer chez qui il donnait des cours de piano. Pour collecter ces seuls renseignements, Vernoux allait mettre au moins deux jours.

Il empocha la liste et revint au petit Indien :

— Tu n’as pas l’air bouleversé.

— Bouleversé, si. Surpris, non. Willy était en danger. Il m’avait dit que quelque chose pouvait lui arriver…

Kasdan se pencha, intéressé :

— Il t’avait dit pourquoi ?

— A cause de ce qu’il a vu.

— Qu’est-ce qu’il a vu ?

— Au Chili, dans les années 70.

La piste politique revenait au galop.

— OK, articula Kasdan. Maintenant, on va y aller lentement. Tu vas me raconter, avec précision, ce que Goetz t’a raconté à ce sujet.

— Il n’en parlait jamais. Je sais seulement que Willy a été emprisonné en 1973. Il a été interrogé. Torturé. Il a subi des choses horribles. Compte tenu du contexte actuel, il avait décidé de témoigner.

— Quel contexte ?

Un nouveau sourire apparut sur le visage de Naseer. Mais cette fois, c’était une moue teintée de mépris. Kasdan fourra ses poings dans sa poche pour ne pas le frapper.

— Vous ne savez pas que les tortionnaires de ce temps-là sont aujourd’hui poursuivis ? Au Chili ? En Espagne ? En Grande-Bretagne ? En France ?

— J’en ai entendu parler, si.

— Willy voulait témoigner contre ces salauds. Mais il se sentait surveillé…

— Il avait contacté un juge ?

— Willy n’en parlait pas. Il disait que moins j’en saurais, mieux ce serait pour moi.

L’histoire lui paraissait rocambolesque. Il ne voyait pas comment l’organiste pouvait se sentir menacé à ce point, pour des histoires vieilles de 35 ans et des procès qui n’avaient jamais lieu, les accusés mourant de leur belle mort avant la fin de la procédure, comme l’avait fait Augusto Pinochet quelques mois auparavant.

— Il t’a donné des noms ?

— Je vous répète qu’il ne me disait rien ! Mais il avait peur.

— Ces gens savaient donc qu’il s’apprêtait à parler ?

— Oui.

— Et tu n’as aucune idée de ce qu’il voulait révéler ?

— Je ne sais qu’un truc : ça concernait le plan Condor.

— Le quoi ?

— Vous êtes nul.

Kasdan leva la main. L’Indien rentra la tête dans ses épaules. Face à la carrure de l’Arménien, il paraissait minuscule.

— Vous ne connaissez que la violence, murmura Naseer d’un ton buté. Willy luttait contre les gens comme vous.

— Le plan Condor, c’est quoi ? Le Mauricien prit son souffle :

— Au milieu des années 70, les dictatures d’Amérique latine ont décidé de s’unir pour éliminer tous leurs opposants. Le Brésil, le Chili, l’Argentine, la Bolivie, le Paraguay et l’Uruguay ont créé une sorte de milice internationale, chargée de traquer les gauchistes qui s’étaient exilés. Ils étaient décidés à les retrouver partout en Amérique latine, mais aussi aux Etats-Unis et en Europe. Le plan Condor prévoyait de les enlever, de les torturer puis de les tuer.

Kasdan n’avait jamais entendu parler de ça. Comme pour l’enfoncer, Naseer ajouta :

— Tout le monde connaît cette histoire. C’est la base.

— Pourquoi Goetz aurait-il détenu des informations sur cette opération ?

— Peut-être qu’il avait entendu quelque chose quand il était prisonnier. Ou simplement qu’il pouvait reconnaître ses tortionnaires. Des gars qui avaient joué un rôle dans cette opération. Je sais pas…

— Quand allait-il témoigner ?

— Je sais pas, mais il avait pris un avocat.

— Tu as son nom ?

— Non.

Kasdan songea qu’il faudrait étudier son relevé téléphonique — à moins que la vieille pédale se soit méfiée et ait utilisé une cabine. Il imagina son mode de vie paranoïaque, se méfiant de tous et de tout. En même temps, il se souvint que sa porte n’était pas verrouillée. Il comprit, avec un temps de retard, que c’était le petit Indien qui avait ouvert les verrous.

— Tu avais les clés de l’appartement de Goetz ?

— Oui. Willy me faisait confiance.

— Pourquoi es-tu venu prendre tes affaires ?

— Je veux pas être mêlé à ça. Avec la police, on a toujours tort. Je suis étranger. Je suis homosexuel. Pour vous, j’ai deux fois tort.

— Je te le fais pas dire. À 16 h, aujourd’hui, où t’étais ?

— Vous me soupçonnez ?

— Où t’étais ?

— Au hammam des grands boulevards.

— On vérifiera.

Il avait dit cela machinalement. Il ne vérifierait rien du tout, pour la simple raison qu’il ne soupçonnait pas le minet. Pas une seconde.

— Parle-moi un peu de votre vie à deux. Naseer haussa une épaule et oscilla des hanches.

— On vivait cachés. Willy ne voulait pas que ça se sache. Je ne pouvais venir chez lui que la nuit. Il avait peur de tout. Moi, je crois que Willy était traumatisé par ses années de torture.

— Il avait d’autres amants ?

— Non. Willy était trop timide. Trop… pur. Il était mon ami. Mon vrai ami. Même si notre relation était difficile. Il était pas d’accord avec ce que je pouvais faire… à côté. Il était même pas d’accord avec lui-même. Il acceptait pas ses propres tendances… Il était déchiré par sa foi, vous comprenez ?

— Plus ou moins. Pas de femmes ? Naseer gloussa. Kasdan enchaîna :

— À ton avis, il aurait pu avoir des ennemis, en dehors de son passé politique ?

— Non. Il était doux, calme, généreux. Il n’aurait pas fait de mal à une mouche. Il n’avait qu’une passion : ses chorales. Il avait un don avec les enfants. Il comptait mettre en place une formation pour les chanteurs qui muaient et qui voulaient continuer la musique. Vous l’auriez connu, il…

— Je le connaissais.

Naseer leva un regard d’incompréhension.

— Comment vous pouvez le…

— Laisse tomber. Quand tu as fui tout à l’heure, tu es venu droit ici. Tu connaissais l’endroit ?

— Oui. On venait dans ces bassins, avec Wilhelm. On aimait se cacher et, enfin, vous voyez… (Il gloussa encore.) Pour les sensations…

Kasdan eut une vision bien nette. Les deux hommes s’envoyant en l’air au-dessus de la masse d’eau verdâtre. Il ne savait pas s’il avait envie de vomir ou d’éclater de rire.

— File-moi ton portable.

Naseer s’exécuta. D’un doigt, Kasdan enregistra ses propres coordonnées et se baptisa « flic ».

— Mon numéro. S’il te revient quoi que ce soit, tu m’appelles. Je m’appelle Kasdan. Facile à se rappeler, non ? Tu as une piaule ?

— Une chambre de bonne, oui.

— Ton adresse.

— 137, boulevard Malesherbes.

Kasdan nota l’adresse puis enregistra le numéro de son cellulaire. En guise de geste d’adieu, il saisit son sac à dos, le retourna et le vida sur le sol boueux. Une brosse à dents, deux livres, des chemises, des débardeurs, des bijoux en toc, quelques photos de Goetz. Une petite vie de pédé triste, résumée en quelques objets.