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Des rouages se mettaient en marche dans son cerveau. Ce statut à part pouvait expliquer certains mystères. Comme la disparition des trois collègues de Wilhelm Goetz. Reinaldo Gutteriez, Thomas Van Eck, Alfonso Arias. Des hommes qui n’étaient plus en France mais qui n’étaient pourtant jamais sortis du territoire. Ils avaient été absorbés par ce pays dans le pays.

Kasdan se souvint alors où il avait déjà entendu les mots de Volokine, à propos des trois bourreaux chiliens : « Tout se passe comme s’ils avaient été avalés par le territoire français. » Deux jours auparavant, Ricardo Mendez, le légiste, avait dit la même chose, à propos de la prothèse que portait Wilhelm Goetz, dont il ne parvenait pas à retrouver trace. Goetz avait été opéré de la hanche là même où les trois tortionnaires s’étaient planqués.

— Qui dirige cette communauté ?

— Aucune idée. Le gouvernement français ne sait plus ce qui se passe là-bas. J’ai même l’impression qu’on ne veut rien savoir. Ce groupe devient encombrant, tu piges ?

— Tu n’as pas le nom d’un dirigeant ? D’un ministre ? D’un secrétaire général ?

— Si. Attends… Il y a une sorte de Comité central. (Kasdan perçut un bruit de feuilles. Dalhambro avait pris des notes.) Voilà. L’homme qui coiffe tout ça s’appelle Bruno Hartmann.

— Tu veux dire : Hans-Werner Hartmann ?

— Ce n’est pas le nom que j’ai. Bruno Hartmann.

David Bokobza, le chercheur israélien, avait dit : « Il a même un fils, je crois, qui a dû prendre le relais. » Milosz avait résumé : « Le roi est mort. Vive le roi ! »

— Où est située la colonie ?

— D’après mes recherches, il y a eu deux implantations. Une première n’a pas fonctionné, en Camargue. La tribu s’était installée dans un site isolé, à cinquante kilomètres des Saintes-Maries-de-la-Mer. Ils ne dérangeaient personne mais la Camargue est un pays touristique. Il y a eu des plaintes. Le conseil général a joué de ses appuis pour expulser les Chiliens. Ils préféraient encore les Manouches à ces religieux bizarres. Les statuts n’ont jamais été signés. Au bout de plusieurs années, la communauté agraire a dû déguerpir.

— C’était quand ?

— En 1990.

— Où sont-ils allés ?

— Dans la partie la plus déserte de France : le Causse Méjean. Au sud du Massif Central. Là, je peux te dire qu’ils ne dérangent personne. C’est une espèce de steppe, paraît-il, genre Mongolie, qui s’étale sur des centaines de kilomètres. Ils ont là-bas plusieurs milliers d’hectares. Leurs seuls voisins sont des chevaux préhistoriques qu’on préserve dans un parc naturel. Je pense que, cette fois, la région s’est félicitée de cette arrivée. La Colonie a fait prospérer la zone. Ils ont creusé des puits, développé l’agriculture. Les colons sont devenus des pionniers. Aujourd’hui, ils vivent en complète autarcie. Sur le plan de la nourriture et de l’énergie. C’est une exploitation agricole géante, qui possède ses propres turbines pour l’électricité.

Kasdan était fasciné. Trait pour trait, c’était l’histoire de la Colonie au Chili qui se reproduisait en France. Bruno Hartmann était-il arrivé en France avec une horde d’enfants blonds, comme son père dans les années 60, sur le territoire chilien ?

— Tu parles du Causse Méjean. Tu sais où est situé exactement le site ?

— Le bled le plus proche s’appelle Arro. Ça doit être un village en ruine, où une poignée d’habitants meurent à petit feu.

— Quel nom tu dis ?

— Arro. A.R.R.O.

Kasdan marchait de nouveau dans le couloir de l’hôpital, en direction du bloc chirurgical.

— Donne-moi une seconde.

Il pénétra dans la pièce en désordre. Vide. Volokine était en salle d’opération. Il fouilla la gibecière du gamin et trouva son bloc Rhodia, sur lequel il notait ses idées, les noms, les détails qui comptaient. Kasdan fit claquer les pages et trouva les acrostiches d’après les œuvres vocales que dirigeait Goetz en ce Noël 2006. Requiem, Oratorio, Ave Maria, Requiem…

Les lettres lui pétèrent à la gueule.

Volokine avait inscrit sur la page quadrillée :

O R A R

R O A R

A R R O

R A R O

Le petit génie avait donc vu juste, une fois de plus. En assemblant les premières lettres des pièces chorales de la fin d’année, on pouvait déchiffrer le nom du village près duquel se trouvait la secte. Voilà le secret que Goetz avait caché dans sa musique. Voilà ce qu’il voulait dire à tous. Les tortionnaires chiliens étaient en France et poursuivaient leur œuvre. Les crimes continuent.

— C’est tout ce que je peux vous dire, conclut Dalhambro face au silence de Kasdan. Vous pouvez continuer à gratter par vous-mêmes.

— Comment ?

— Sur le Net. La communauté possède un site qui décrit son credo religieux, ses activités agricoles, ses productions artisanales. Les mecs se présentent comme un ordre chrétien, à la manière de moines ou de sœurs catholiques. Sauf qu’ils sont très prospères. Leurs marques sont distribuées en France. Miel, légumes, charcuterie… Tout ça a l’air plutôt inoffensif. Je ne sais pas ce que vous cherchez mais…

— L’adresse du site : c’est quoi ?

Dalhambro dicta les coordonnées. Kasdan les nota sur le bloc de Volokine. Il avait l’impression de fusionner avec le cerveau du môme.

— Merci.

— Volokine, où il est ?

— Blessé.

— C’est grave ?

— Non. On te rappelle.

Kasdan repartit dans le couloir. Stoppa une infirmière qui traînait des sabots. Sans reprendre son souffle, il lui servit le baratin habituel : police, enquête, urgence.

— Que voulez-vous ?

— Je dois consulter un site Internet. J’ai besoin d’un ordinateur.

— Il n’y a pas de machines connectées avec l’extérieur. Nous sommes ici en réseau interne.

— Pas une bécane branchée sur la Toile, dans tout l’hosto ? Vous me prenez pour un con ?

L’infirmière recula, effrayée.

— Eh bien, il y a l’espace Plein Ciel. Je crois qu’ils ont des ordinateurs et…

— Où est-ce ?

— Au dernier étage.

— C’est fermé, non ?

— Oui. L’espace est ouvert entre 14 h et…

— La clé. Vite.

Elle hésita un bref instant puis murmura :

— Attendez-moi ici.

Elle se glissa dans un bureau vitré — le quartier général des infirmières. Kasdan la suivit du regard, vérifiant qu’elle n’appelait pas un de ses supérieurs ou, pire encore, la police, la vraie. Elle revint vers lui, un trousseau à la main. Sans un mot, elle détacha une clé. Kasdan l’attrapa en crachant un bref « merci ». Il courut jusqu’aux ascenseurs.

Deux minutes plus tard, il sillonnait l’espace Plein Ciel, noyé d’obscurité. Des billards, des baby-foot, des flippers, des écrans de télévision géants… Sur la droite, il aperçut une salle de musique, où brillaient les cymbales d’une batterie.

Puis, sur la gauche, il repéra la salle des écrans.

Lumière. Connexion. Kasdan composa les coordonnées du site de la Colonie Asunción. La page d’accueil apparut.