Il dut se frotter les yeux pour y croire.
La présentation générale — mise en pages, photos, textes — rappelait celle d’un village du Club Méditerranée. Des enfants éclataient de rire, allongés dans l’herbe. Des hommes aux traits radieux travaillaient aux champs, dans la pulvérulence dorée du soleil. Des jeunes femmes, de vrais visages d’anges, s’appliquaient sur des métiers à tisser. La Colonie avait su s’adapter à la France et au nouveau millénaire. Ses membres portaient des tenues sobres, noires et blanches. Il n’était plus question de costumes bavarois. Ni de drapeau au sigle noir et effilé.
Kasdan passa aux autres pages. On y détaillait les activités agricoles de la Comunidad (le mot était plusieurs fois écrit en espagnol). De vastes granges en bois, des tracteurs flambant neufs, des champs aux couleurs violentes, à la fertilité puissante, s’étalaient sur chaque page. Ce qui frappait le plus était la beauté des bâtiments du « Centre de Pureté » — là où vivaient les membres du groupe religieux proprement dit. Hartmann, père ou fils, avait imposé un style architectural moderne. Aux côtés des bâtisses d’habitation, très sobres, l’église et l’hôpital dressaient des lignes futuristes. Le site hospitalier soutenait un auvent bombé, miroitant, qui ressemblait à l’aile déployée d’un oiseau de métal. L’église arborait un campanile dont les quatre côtés se croisaient en hauteur, jusqu’à s’ouvrir vers leur sommet, en une sorte de vasque cubiste.
D’où sortait tout ce pognon ? Ce n’était pas en cultivant des patates que les Germano-Chiliens avaient pu se construire de telles infrastructures. Les économies venues de l’or du Chili ? Ou des fonds provenant de nouveaux membres ? Bruno Hartmann enrôlait-il des adeptes, sur le sol français, de préférence fortunés, à la manière de n’importe quelle secte ?
Sur d’autres pages, on présentait les services proposés par la Communauté au monde extérieur — une partie du territoire était ouverte au public. Chaque dimanche, les habitants de la région pouvaient suivre une messe matinale, assortie d’un concert. Ou encore profiter des soins de l’hôpital, gratuitement. Un centre d’éducation était aussi proposé, qui comprenait une crèche, une maternelle, une école primaire, un collège et un lycée. Le texte garantissait un « enseignement libre et laïque ».
Tout cela était trop parfait. Plus la communauté apparaissait chaleureuse, plus Kasdan était glacé. Le groupe avait reproduit ici la formule qui avait fait sa fortune au Chili. L’Arménien était sidéré qu’un tel délire, concevable à la rigueur en terre de dictature, ait pu trouver sa place en France. La Colonie poursuivait-elle aussi ses activités de tortionnaires professionnels, comme au Chili ?
Il poursuivit sa visite virtuelle avec les « Contacts ». En guise de coordonnées, une boîte postale, à Millau. Il n’était pas possible d’écrire directement à la Communauté. Ni même de laisser un courrier électronique. Ce site ne marchait que dans un seul sens.
Kasdan cliqua sur l’entrée « Concerts ». Régulièrement, la Colonie donnait des récitals de musique hors de son territoire — pour l’essentiel, des œuvres vocales, jouées dans des églises de la région. Il consulta la liste des dates et remarqua un fait crucial. Les Petits Chanteurs d’Asunción proposaient un concert, aujourd’hui même, 25 décembre, à 15 heures, au sein de l’enclave.
Une aubaine inespérée.
L’occasion rêvée de pénétrer dans l’enceinte interdite.
Kasdan regarda sa montre. Pas encore 8 heures du matin. Il se connecta avec le site Mappy et fit une recherche rapide. Arro se trouvait à quelques dizaines de kilomètres d’une ville plus importante, Florac, dans le département de la Lozère. Le site prévoyait six heures et demie de route. Il pouvait couvrir la distance en cinq heures, sans respecter les limitations de vitesse. Il alluma l’imprimante de la salle et lança l’édition de l’itinéraire détaillé.
Attrapant la feuille, il songea à Volokine. Sous anesthésie générale, le gamin en avait pour la journée. Il se réveillerait en fin d’après-midi. Kasdan l’appellerait alors — et le rejoindrait à la nuit, pour un débriefing complet.
Kasdan prit l’ascenseur, s’arrêta au rez-de-chaussée et jeta un dernier coup d’œil au bloc opératoire. Volo n’était toujours pas sorti. Il griffonna un mot à son intention. Avec un peu de chance, il serait revenu avant que le gamin ne reprenne ses esprits.
Il s’achemina dans le couloir, galvanisé. Il ne ressentait aucune peur, aucune fatigue. Seulement une espèce de sillage d’héroïsme autour de lui. Il avait connu toutes sortes d’affaires criminelles.
Des affaires où le coupable avait agi en solitaire. Parfois, c’était un couple d’assassins. D’autres fois, une bande de malfrats.
Aujourd’hui, le suspect était bien plus vaste.
Ce n’était ni un homme, ni un duo, ni un groupe.
Le suspect était un pays tout entier.
Une zone vierge sur la carte de France.
L’empire de la peur.
III
LA COLONIE
59
Kasdan roula quatre heures d’affilée, tenant une moyenne de 180 kilomètres-heure. A chaque radar, il accélérait encore, avec une secrète satisfaction. Il conduisait à une telle vitesse qu’il ne songeait plus à l’enquête. Ni à la secte. Le moindre frémissement du volant pouvait lui être fatal et son attention était entièrement absorbée par le ruban d’asphalte qui filait, filait, filait…
Il était descendu en ligne droite, plein sud, en direction de Clermont-Ferrand, puis avait continué sur l’A75 vers le Puy et Aurillac. Cent kilomètres plus tard, après le pont sur la Truyère, il s’arrêta à une station-service pour refaire le plein. Sur le parking de la cafétéria, il se décida à appeler le commissariat principal de Gennevilliers. Sans donner son nom, il prévint les flics qu’une sinistre trouvaille les attendait dans le garage de Régis Mazoyer, au pied de la cité Calder. Kasdan raccrocha avant la moindre question.
Il savait ce qu’il faisait. Midi. Un groupe de la sécurité publique allait vérifier. Le substitut de permanence serait contacté. L’affaire serait confiée au service départemental de police judiciaire des Hauts-de-Seine. Tout ça un 25 décembre. Aucune enquête sérieuse ne serait engagée avant le 26. Le télex à l’État-Major sortirait à ce moment-là. Un lien serait effectué avec les autres meurtres. Mais on serait déjà le 27. Quant aux résultats de l’autopsie et des relevés de scène de crime, ils ne seraient disponibles que plus tard encore. Autant d’avance pour leur propre enquête.
Kasdan pénétra dans la cafétéria. Pas un rat. Tout le monde était au chaud, savourant son repas de Noël.
Il se paya un café et rouvrit son cellulaire. Il voulait vérifier un autre fait. Il composa le numéro de portable d’un camarade, membre d’une des associations de la rue Goujon. Un Arménien à l’ancienne, partageant ses journées entre tavlou et souvenirs du pays. L’homme avait vécu une partie de sa vie à Munich.
— Kegham ? Doudouk.
— Tu m’appelles pour le Noël des Odars ?
— Non. J’ai un renseignement à te demander.
— Je me disais aussi…
— Je cherche la traduction d’un mot allemand. « Gefangen » ou « gefenden ».
— Dans quel contexte ?
Le couteau s’enfonçant dans la jambe de Volokine. Kasdan résuma :
— Le mot était prononcé par un enfant.
— Dans le cadre d’un jeu ?
— Un jeu. C’est ça.
— Alors, c’est l’équivalent du « chat et de la souris ». En Allemagne, les gamins appellent ça Fangen, qui signifie « attraper ». L’un des gosses court après les autres. Quand il touche un copain, il dit Gefangen : « attrapé ». Le gamin touché devient le Fanger, « l’attrapeur »…