Kasdan revit les masques d’argent frappé.
Des enfants-monstres, qui jouaient avec le sang et la souffrance.
— Merci, vieux, conclut-il. On se voit pour Noël, à Saint-Jean-Baptiste.
— Avec plaisir.
Les Arméniens fêtent Noël au moment de l’Epiphanie. Encore une manière de marquer leur différence. Les frontières de leur monde strict. Mais tout cela, en cet instant, lui paraissait à des années-lumière. Il reprit un café. Avala dans la foulée son Depakote et son Seroplex. Le noir n’avait aucun goût mais le principal était fait. L’équilibre pour la journée. Le soulagement d’avoir assimilé sa dose.
Dans la vitre de la salle, il aperçut sa silhouette. Il avait pris le temps de repasser chez lui. Douché, rasé, il portait maintenant un manteau noir, pur laine, un costard sombre de première, celui qu’il avait acheté pour l’enterrement de Nariné, avec pli rasoir et revers sur la chaussure, chemise blanche, cravate de soie moirée et Weston cirées. Il était fin prêt pour la grand-messe chorale de la Colonie.
Il saisit sa clé de contact et sortit dans le vent glacé.
Après quelques kilomètres d’autoroute, il emprunta la N88 et découvrit des plaines pigmentées de givre. Sapins noirs. Herbes rases. A perte de vue. D’après son plan, il longeait maintenant le plateau de la Lozère. C’était un hiver sans neige et cette région ne faisait pas exception à la règle. Un ciel gris surplombait les surfaces en friche. Rien ne bougeait dans ce désert, excepté le vent, qui s’en donnait à cœur joie. Sa Volvo était secouée comme une barque dans la tempête.
Il avait ralenti. Laissait ses pensées se préciser. Il était prêt maintenant pour affronter un élément si inattendu qu’il l’avait jusqu’ici remisé dans un coin de son crâne. Au détour de cette enquête, un fragment de sa propre existence avait surgi. Un fragment enfoui. Enterré. Soi-disant oublié. Il n’en avait pas parlé à Volokine. Il ne se l’était même pas avoué à lui-même. Mais le fait était là. En traquant les trois tortionnaires français qui avaient sévi au Chili, il avait retrouvé la trace du colonel Jean-Claude Forgeras, devenu le général Py.
40 ans pour croiser à nouveau la route du salopard.
Ce coup de hasard confirmait sa conviction secrète. Conviction qui n’avait cessé de s’affirmer en lui depuis la découverte du cadavre de Goetz dans la cathédrale Saint-Jean-Baptiste. Cette enquête était beaucoup plus que sa dernière affaire. Elle était une conclusion. Une rédemption. L’occasion pour lui de solder tous ses comptes.
Aux abords de Balsièges, il attaqua la N106 et découvrit un paysage semi-montagneux, où sapins et prairies semblaient plus âpres. Il ne croisait ni à-pics ni falaises. Seulement des dépressions longues et nettes, écrasées par des rafales féroces. Pas l’ombre d’un homme. Ni même d’un mouton. En hiver, le bétail restait dans les bergeries. Il monta encore. Franchit le Col de Montmirat. L’atmosphère de désolation était totale.
Florac en vue. Une vraie ville, de taille moyenne, préservée, médiévale, traversée par une rivière qui filait comme au fond d’un gosier asséché. Kasdan se demanda si les habitants d’ici allaient se rendre au concert de la Colonie.
Il croisa une poignée de jeunes, faisant du surplace à vélo et mobylette autour d’un banc. Il demanda sa route. La première réponse des gamins fut un sifflement, qui voulait dire : « Vous êtes pas arrivé. » Puis vinrent les précisions. Pour atteindre Arro, il fallait continuer vers le sud, sur la D907, puis bifurquer à droite, dix kilomètres plus tard.
— Il y aura un panneau ?
— Pas de panneau, m’sieur. C’est même plus une route. Un sentier qui traverse le Causse en diagonale. Pffffffttt ! (Le gosse accompagna le sifflement d’un geste tranchant de la main.) Comptez bien les kilomètres pour tourner où il faut.
— Ensuite, Arro sera loin ?
— Quinze kilomètres environ.
— C’est grand, comme village ? Les gamins éclatèrent de rire.
— Dix baraques, à tout casser. C’est des vieux babas qu’habitent là-bas. Y font des fromages, avec leurs chèvres. Mais faites gaffe, y sont pas commodes.
Un des ados renchérit, s’appuyant sur son guidon :
— Y vont vous accueillir à coups d’fusil !
Kasdan remercia le comité. Il passa la première, se disant que le temps commençait à courir. 14 h. Il n’avait plus qu’une heure pour trouver non seulement Arro, mais la Colonie.
Il reprit sa route, croisant un panneau qui mettait en garde les conducteurs sur l’absence de station-service sur plus de cent kilomètres. Il n’avait jamais vu ça. Coup d’œil à sa jauge. Assez de carburant pour aller et revenir, à condition de ne pas se perdre…
Quelques kilomètres plus tard, l’Arménien découvrit le paysage qu’il attendait depuis qu’il avait quitté l’autoroute. Un plateau calcaire immense, à mille mètres d’altitude, cerné par des montagnes peu élevées, dessinant de longues courbes sur l’horizon. Le Causse Méjean. Toujours pas de neige mais une atmosphère précise, pointilliste, comme piquée par le froid. Parfois, la plaine ondulait dans le vent, prairie d’herbes sèches et jaunes, puis lui tenait tête au contraire, gazon serré aussi dru qu’un green de golf.
Les dimensions du tableau pouvaient effrayer. Mais c’était le contraire qui se produisait. Les lignes régulières, les courbes adoucies de l’horizon offraient un équilibre, une plénitude au regard. On se sentait bien sur cette mer jaune et verte, naviguant au gré du ruban d’asphalte.
Kasdan avait réglé son compteur kilométrique. Au bout de dix bornes, il trouva un sentier sur la droite et bifurqua. La ressemblance avec les steppes mongoles ou les déserts de l’Utah était frappante. Il était stupéfait que la France puisse offrir un tel paysage. Il n’y avait ici plus trace de civilisation humaine. Pas l’ombre d’un poteau électrique, ni d’un champ cultivé. A mesure qu’on traversait ces plaines, on sillonnait le temps à rebours, remontant jusqu’à des temps immémoriaux.
Kasdan roulait maintenant à une allure d’escargot, dans un tourbillon de poussière qui limitait vitesse et visibilité. Il ne croisait aucune voiture. Personne ne se rendait donc au concert ? Ou était-il sur la mauvaise route ? Il finit seulement par repérer des rapaces dans le ciel. Peut-être des vautours…
Il traça encore. Les paroles de Milosz lui revinrent en tête. La pureté de la chorale. Les châtiments qui sauvaient le monde. L’Agogé, l’initiation guerrière des adolescents. Le paysage était parfait pour ces idées. Il avait l’impression de rouler parmi des roches mères, cette génération minérale qui a précédé les rocs et les silex de notre Terre. Il sillonnait le temps des Titans. Le temps des origines. Il éprouvait, physiquement, la sensation d’approcher un mystère.
La piste se couvrit de dalles. Cahotant sur les pierres, Kasdan ralentit jusqu’à repérer, grises sur le ciel d’ardoise, une grappe de maisons. Cela ressemblait plutôt à un hameau fantôme, abandonné depuis des lustres. Aucun panneau. Pas l’ombre d’un commerce ou d’un câble électrique.
L’Arménien rétrograda et pénétra dans le village. La route s’étrécit pour se glisser entre les constructions. En pierres apparentes, maculées de lichen, elles semblaient restaurées mais dans le style de la région. Le style décrépit. Kasdan se tordait le cou pour apercevoir un habitant. Personne. Le vent mugissait et les tuiles tremblaient sur leur charpente. S’il n’avait pas su qu’une bande de hippies vivaient ici, il aurait juré avoir affaire à un tas de pierres rendues à leur solitude éternelle.