L’infirmière était toujours là, debout devant son lit. Il lui sembla qu’elle se réjouissait de sa messagerie vide et de sa gueule déconfite. Sans compter qu’il ne portait pas d’alliance.
— Tout s’est très bien passé, prononça-t-elle d’une voix suave. Dans une semaine, vous gambaderez comme un lapin. Je vous emmènerai au cinéma fêter ça.
— Quand je pourrai sortir ?
— Il faut compter trois jours.
A l’expression de son visage, elle ajouta :
— Peut-être deux. Il faut voir avec l’interne.
Volokine se tourna vers la fenêtre et rabattit sa couverture sur lui :
— Faut que je dorme.
— Bien sûr, chuchota-t-elle. Je vous laisse…
Il entendit la porte se refermer avec soulagement. Une semaine sans dope. Pas mal. Mais il avait la victoire amère. Une force terrible lui appuyait sur la cage thoracique. Les effets de l’anesthésie reculaient et révélaient une autre oppression. Plus dure, plus ancienne. Une tristesse sans fond, dont il n’identifiait pas la cause.
Il ferma les yeux et se sentit bombardé par les fragments récents de l’enquête. Le visage ouvert en deux de Naseer. Le corps nu de Manoury. Le cœur noir de Mazoyer. Puis le couteau dans sa propre chair… Gefangen…
Il comprit la vérité. Il ne s’agissait pas de sa blessure. Ni des crampes du manque. C’était cette enquête qui le rendait malade. Il avait l’habitude de l’enfance maltraitée mais il y avait dans cette histoire de secte, prônant la foi et le châtiment, une cruauté particulière qui le touchait d’une manière aiguë. Quelque chose qui lui rappelait sa propre histoire. Cette histoire dont, justement, il ne se souvenait pas.
Tout se passait sans lui.
Une connexion s’était faite entre les faits et son inconscient.
Il rouvrit les yeux. La tête lui tournait. Avec difficulté, il parvint à s’asseoir sur son lit. Puis il s’achemina vers le placard où étaient rangés ses vêtements et sa gibecière. Il était à poil sous une blouse en papier et cette tenue lui semblait aggraver encore sa fragilité.
Il s’agenouilla. Découvrit une feuille écrite sur sa sacoche. Un message de Kasdan. Incompréhensible. Le vieux expliquait que la secte Asunción était implantée en France, dans le Sud, et qu’il était parti écouter un concert là-bas. Qu’est-ce que ça signifiait ? Volokine n’avait pas les idées assez claires pour en déduire quoi que ce soit.
Il trouva le shit, le papier à rouler, les tickets de métro. Retourna s’asseoir sur son lit et attaqua la confection d’un pétard.
Anesthésie personnelle.
Tout en encollant ses feuilles, il réfléchit. A son propre passé. Même sous la torture, il ne l’aurait pas avoué mais il avait un problème de mémoire. Deux années de son enfance lui avaient été volées. Un gouffre. Une béance. Pourquoi ne s’en souvenait-il pas ? Avait-il vécu un traumatisme, qu’il refusait d’admettre et dont il ne parvenait pas à se rappeler ? Les voix. Une église. Une ombre. Oui : dans les terres inaccessibles de son inconscient, un souvenir rôdait. Un événement s’infectait comme le ciseau d’un chirurgien oublié au fond de son ventre.
Il ouvrit la Craven et déversa le tabac blond sur les feuilles. De nouveau, sa conviction revint en force. Il pressentait, sans pouvoir l’expliquer, que son traumatisme possédait un lien avec l’enquête. Ou du moins, il sentait qu’en identifiant ce choc des origines, il se sentirait plus libre, plus clairvoyant — et il comprendrait d’un coup l’affaire de la Colonie.
Creuser en lui-même.
Se souvenir.
Pas pour lui.
Pour l’enquête.
Il songea à Bernard-Marie Jeanson et ses conneries de cri primal. Pas si con que ça, en vérité. Il devait cracher lui-même son abcès. Ce point gangrené au fond de ses viscères. Cette libération lui permettrait d’avancer d’un cran dans l’enquête.
Soudain, alors qu’il brûlait le cannabis, il eut une sensation d’imminence.
Il était au bord de se souvenir.
Le seuil était là, à portée de main.
Il fallait simplement pousser…
Mais sa volonté ne suffisait pas.
Visiter Jeanson ? Hurler son refoulement ? Non. Il ne croyait pas assez aux délires du psychiatre. Pour se libérer, il ne connaissait qu’un seul moyen — radical. Il alluma son joint en se disant que son raisonnement n’était qu’une mauvaise excuse. Mais il était déjà trop tard. L’idée avait germé. Se déployait en lui, développant ses tentacules autour de son cerveau.
Il vacilla de nouveau jusqu’au placard. Sortit ses affaires et remarqua qu’on avait déposé là un pantalon de jogging pour remplacer son fute déchiré. Sans doute une attention de l’infirmière. Il s’habilla. Boutonna sa chemise. Ferma par-dessus son treillis. Passa son sac en bandoulière. Paré pour le grand départ, mais il lui manquait quelque chose.
Fouillant dans son treillis, puis dans sa gibecière, il ne trouva pas son automatique. Kasdan, à tous les coups. Une suée se figea sur son visage. Il faudrait effectuer une psychanalyse du sentiment de puissance lié au port d’une arme. Tous les flics connaissent ce sourd réconfort, cette délectable impression d’être au-dessus de la masse. Maintenant, Volokine se sentait castré. Maigre consolation, il trouva au fond de sa poche sa plaque de flic. C’était mieux que rien.
Il se glissa dans le couloir, après avoir soigneusement écrasé son cône et l’avoir enfoui dans sa poche. Tête baissée, boitant, il longea les murs et ne croisa aucune infirmière. En quelques secondes, il était dehors, sur le campus. Il ne savait même pas dans quel hôpital il se trouvait. Il s’orienta au flair et constata que sa jambe n’était pas trop douloureuse.
Il sortit de l’enceinte. Se retrouva boulevard Magenta. A ce moment seulement, il mit un nom sur l’hosto. Lariboisière. Il eut une pensée pour Kasdan qui l’avait amené jusqu’ici, ensanglanté, inconscient. Il revaudrait ça à l’Arménien.
Cette pensée appela d’autres images. Le parvis moiré de la cité Calder. La cheminée crachant son panache bleu éclairé par la lune. L’enfant au masque d’argent. Gefangen. Il revit la main du gamin. La lame dans ses chairs. Le souvenir se mua en sensation. La sensation en nausée. Il crut qu’il allait vomir sur le trottoir.
Il aperçut un taxi et se jeta dedans.
— Rue d’Orsel.
Il contempla ses mains. Elles tremblaient par brèves secousses. Il s’enfonça dans son siège et ferma les yeux.
Pour le commun des mortels, l’univers de l’héroïne est un outre-monde hanté par des zombies aux cernes noirs, ponctué d’overdoses tragiques et de mauvais payeurs assassinés dans des poubelles. La vérité est plus banale. Le monde de la drogue, c’est surtout des coups de téléphone, des attentes, des allées et venues dans des escaliers. Et puis, chez le dealer, des conversations qui ne riment à rien, des disparitions interminables dans les toilettes, des réflexes sociaux, des attitudes décalées, visant toujours à donner le change, à imiter les gens normaux — ceux qui ne sont pas malades.
Le Russe attrapa son cellulaire. Composa un numéro qu’il avait effacé de sa mémoire électronique mais qu’il connaissait par cœur :
— Marc ? Volo.
— C’est pas vrai…
— J’arrive.
— J’ai des appuis chez les flics, maintenant. Tu peux plus…