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— J’arrive. Tu me parleras de tes appuis.

— Putain…

L’homme avait prononcé ces dernières syllabes sur un ton d’extrême fatigue. Volokine raccrocha en souriant. Le taxi remontait la rue de Clignancourt. Tourna à gauche. La rue d’Orsel.

— C’est bon. Arrêtez-moi là. Et attendez.

Il s’enfouit derrière les voitures stationnées. Dépassa quelques numéros. Se glissa sous le porche.

Cinq étages sans ascenseur.

Il avait oublié ce détail — son calvaire commença.

A chaque palier, il ralentit pour reprendre son souffle. A chaque fois, il croisait des spectres qui descendaient, l’air nerveux ou défoncé, selon qu’ils s’étaient fixés ou non chez le dealer.

Dernier étage. Un gugus sortait de l’appartement. Volokine aurait pu se glisser à l’intérieur mais il préféra sonner. Il ne voulait pas entrer. Il ne voulait pas éprouver l’atmosphère poisseuse de dépendance qui règne toujours chez un revendeur.

A sa vue, le trafiquant grimaça un sourire, mi-colère, mi-mépris.

Un sourire à bouffer de la merde.

— Ça va pas recommencer, non ? Faut que je gagne ma vie, moi.

— Ça recommencera pas, j’ai décroché.

— Je vois ça.

— Ta gueule.

— Tu comprends pas. J’ai des amis dans la police maintenant et ils…

Volokine empoigna le mec à la gorge et le plaqua contre le chambranle :

— Ta gueule, je te dis. File-moi ce que je veux et je disparais.

— Tu fais vraiment chier. C’est du racket… Volokine resserra sa prise.

— File.

Le contact du papier plié, au fond de la main. Le frémissement, la chaleur de l’héroïne, imminente… Volokine lâcha le dealer et recula, déjà rasséréné par le poison tout proche.

— Adios, ducon. C’était la dernière.

— Ben voyons.

Le flic plongea dans les escaliers, boitillant mais ne sentant plus la douleur.

Il rejoignit son taxi et prévint :

— Je dois trouver une pharmacie de garde.

Des seringues. De l’alcool à 90°. Du coton hydrophile. Et surtout, dégoter un refuge pour son opération de catharsis. Pas question de retourner chez lui, rue Amelot. Pas question non plus d’atterrir dans un hôtel de troisième zone. Il pouvait opter pour une brasserie et commander un thé citron. Le thé pour la cuillère. Le citron pour le jus. Mais à l’idée de se fixer dans des chiottes sordides, son estomac se soulevait.

Le chauffeur s’arrêta sous une croix de néons. Vert fluorescent. Granit du ciel. Volokine bondit sur le trottoir. Cette mobilité était une bonne surprise. Il pourrait poursuivre son enquête, sans respecter la moindre convalescence.

Le flic traversa l’espace de la pharmacie, où s’alignaient crèmes de soin et kits de régime miracle. Il dépassa la file d’attente puis effectua sa commande, d’un ton qui ne tolérait aucune réplique.

La pharmacienne risqua :

— Vous avez une ordonnance ?

— Non. Mais je suis pressé. Je suis héroïno-dépendant.

— Vous plaisantez ? Volokine sortit sa carte de flic :

— Bien sûr. Mon collègue est diabétique. Il m’attend dans la voiture. Vous pouvez faire vite ?

La femme, légèrement rassurée, s’exécuta. Trois minutes plus tard, il était de retour dans le tacot, les bras serrés sur son butin.

— Boulevard Voltaire, ordonna-t-il.

Il savait maintenant où il allait. Il n’y avait pas d’autre lieu, pas d’autre repaire possible. En quelques minutes, il fut sur place. Sa clé universelle pour le porche. Son passe pour les verrous trois points. Il referma la porte avec le pied et sentit une onde de bien-être. D’une certaine façon, il était chez lui.

Chez Lionel Kasdan.

Chez le Vieux.

Il laissa tomber gibecière et treillis. S’installa dans la chambre, après s’être lavé les mains et avoir récupéré une cuillère et un citron dans la cuisine. Frissonnant à l’idée du sacrilège qu’il commettait, il trouva une cravate pour son garrot. Puis s’assit sur le bord du lit et se livra à son rituel. Il se sentait étrangement calme. C’était la première fois qu’il préparait un shoot dans un but bien précis.

Aujourd’hui, l’héroïne jouerait le rôle de sérum de vérité.

Il déposa le coton dans la cuillère. Planta l’aiguille dans le lacis de fibres imbibées. Le poison monta dans la seringue. The needle and the damage done. Volokine n’éprouvait aucun remords. Il se dit : « C’est pour la bonne cause. » Il se dit : « C’est la dernière fois. » Puis, sourire aux lèvres : « Ne jamais faire confiance à un junkie. » Il ricana. Il avait franchi le cercle. Là où plus rien ne compte, excepté l’extrême bien-être qui approche.

Il glissa l’aiguille sous sa chair. Appuya sur le piston. Sentit l’onde de chaleur s’amplifier en lui. Il aurait pu écrire un livre sur la rapidité de la circulation sanguine. Sur la magie du réseau des veines qui véhicule à grande vitesse douceur et sagesse éternelles.

Durant quelques secondes, il savoura la vague de bienfaisance. Tout reculait. Le monde. Son emprise. Son poids. Pour céder la place à une extrême légèreté, délicieusement savoureuse. Le temps était aboli. Arc-bouté sur son plaisir, Volokine s’imagina en train de surfer sur une mousse lactée. Une frise délicate de bulles éthérées, crépitant à ses tympans, comme du gel à raser qu’il aurait oublié, un matin irréel, au fond de ses oreilles…

L’explosion de jouissance lui coupa le souffle. Il eut un hoquet. Le genre de sursaut qu’on a juste après l’orgasme. Puis il tomba en arrière, au ralenti, sur le lit, chaviré de bien-être et de sérénité. Il n’était plus qu’un corps en orbite, tournant autour de son propre plaisir, de son propre cerveau, qui couvait à feu doux, doré comme un bouddha au fond d’une grotte.

Se souvenir…

Se concentrer sur le passé pour libérer le noyau de vérité… Il ferma les yeux et sentit quelque chose céder en lui. Il y eut un craquement, violent, comme un déclic d’os sous la poigne d’un ostéopathe.

Puis, putain, oui, la porte s’ouvrit… Dans un grand éblouissement, il sut.

61

Son premier contact avec la Colonie fut un portail électronique, cerné par une clôture de fils d’acier hérissés de lames de rasoir, visiblement électrifiés, et des miradors. Deux jeunes hommes apparurent. Physique poupin, joues roses et cheveux fins, emmitouflés dans des épaisses vestes de toile noire qui leur donnaient l’air de cheminots du siècle dernier.

Ils firent descendre Kasdan de voiture. Inspectèrent en détail son véhicule. L’Arménien avait planqué son arme, à la sortie de Florac, au fond de son coffre, sous la roue de secours. Les gardes-frontières lui demandèrent s’il n’avait pas apporté de caméra ou d’appareils photo, toute prise d’images étant interdite au sein du domaine. Ils observèrent ses papiers puis lui demandèrent, très poliment, l’autorisation de le fouiller. Toutes ces attentions étaient absurdes. Il s’agissait d’assister à un concert de musique vocale, au sein d’une communauté a priori inoffensive. L’Arménien se prêta à la procédure. Pas le moment de se faire remarquer. Son simple statut de Parisien était en soi singulier.

Les deux gardiens le remercièrent. L’ambiguïté jouait à plein : douceur et courtoisie d’un côté, fouille au corps et lames de rasoir de l’autre. Kasdan remonta dans sa voiture. Il franchit le portail avec un étrange sentiment. Curiosité mêlée d’appréhension…