Il parcourait maintenant le territoire de la Colonie et pouvait juger de son immensité. A perte de vue, ce n’était que champs cultivés, dessinant des figures géométriques, aussi précises que des « crop-circles ». En cette saison, la plupart des terres étaient noires. Certaines recouvertes de bâches plastiques. D’autres offraient des pelouses rases — peut-être des pâturages destinés à un élevage quelconque. Des silos s’élevaient, se détachant sur la ligne d’horizon comme des campaniles d’argent.
Il roula plusieurs kilomètres, longeant les cultures. Kasdan avait imprimé les pages du site Asunción, mais n’avait pas eu le temps de les lire et ne savait pas à quel type d’activités agricoles se livraient les adeptes de Hartmann. Même en plein sommeil hivernal, ces terres respiraient une fertilité profonde, une puissante richesse. Il reconnaissait ici la démesure de l’Amérique latine, l’opulence du Nouveau Monde. Comme si les Chiliens avaient importé la grandeur et la fraîcheur de leur pays d’origine. Des terres neuves, impatientes, réactives à la moindre semence.
Une nouvelle enceinte apparut. Des remparts de bois. Le mur serpentait parmi les taillis, épousant le relief des coteaux à la manière d’une petite muraille de Chine. Kasdan songea à l’acacia seyal et aux cannes des enfants. Cette paroi n’était pas construite dans une essence aussi rare mais il aurait parié tout de même pour une variété noble, dressant un contrefort face à la civilisation moderne et son impureté. Les parties communes de la Colonie — locaux administratifs, hôpital, église, écoles, lieux d’habitation pour les ouvriers agricoles — devaient se trouver de l’autre côté.
Nouveau check-point. Plus rigoureux encore.
Cette fois, les hommes — toujours les mêmes gars sains et polis passeront un miroir sous le châssis de sa voiture, fouillèrent son coffre en détail. Kasdan songea encore une fois à son arme mais elle était fixée, avec du gaffeur, à l’intérieur même de la roue. Il dut retirer son manteau, ses chaussures, franchir un portique antimétal. Il dut donner encore une fois ses papiers, photographiés grâce à un appareil numérique. Il était 15 h 10 mais Kasdan n’était plus inquiet. Il devinait que tout ce petit monde communiquait par VHF et que le début du concert attendrait son arrivée.
Il tenta un brin de conversation :
— Il y a du monde aujourd’hui ?
— Comme chaque année.
Il surprit un détail. Une inflexion dans la voix, un accent peut-être…
— Qu’est-ce que vous allez chanter ?
— On vous donnera un programme.
Pas un accent, autre chose… Un voile dans le timbre qui provoquait un malaise. Kasdan ouvrit la bouche pour relancer l’échange mais l’homme lui rendit ses documents, ainsi qu’un plan surligné. La conversation était terminée.
La route était maintenant bitumée et serpentait parmi des taillis serrés qui rappelaient le maquis corse. De loin en loin, des bâtiments jaillissaient, derrière des bouquets d’arbres ou des étendues de roseaux. Tout semblait agencé comme dans un tableau et n’avait plus rien à voir avec les steppes du Causse. Les reliefs, les lignes de la végétation paraissaient avoir été dessinés par l’homme. Mystérieusement, le trouble généré par la voix du garde-frontière était relayé par ce paysage trop parfait. Tout ici était artificiel.
Les constructions étaient en bois. Bois sombre ou clair, selon les bâtiments, mais toujours assemblées selon le même plan épuré. Hartmann et sa clique avaient oublié le style bavarois pour des maisons sobres, robustes, conçues pour affronter le froid et la neige. Un double toit protégeait des intempéries et les façades offraient un lacis serré de planches conservant la chaleur en hiver, la fraîcheur en été.
Kasdan repéra, enfouies dans les buissons, des bornes d’éclairage. Il était certain que des cellules photoélectriques et des caméras étaient intégrées à ces bornes. Toujours le double langage. D’un côté, la vie traditionnelle dont tout signe de modernité était banni. De l’autre, les innovations les plus performantes pour surveiller les membres de la communauté et les éventuels étrangers.
Il parvint sur un parking où des voitures étaient stationnées. Un troisième enclos se dressait. De nouveau en fils d’acier. De l’autre côté, sans doute, le Saint des Saints, le « centre de pureté », où vivaient les membres de la secte proprement dite. Il reconnut l’hôpital, un des rares bâtiments en béton, avec son auvent bombé en aluminium, se dressant à cheval sur la clôture. Son hall, vitré et déjà allumé, avait un air de grand vaisseau spatial posé sur l’herbe rase.
Au-delà, au creux d’une légère dépression, on distinguait une place, dessinée par des bâtiments et des serres disposés en étoile. Au centre, une sculpture colossale, en bois, représentait une main ouverte sur le ciel. Geste tendu vers Dieu qui tenait à la fois de l’offrande et de la supplique. Un bref instant, l’Arménien fut tenté de pénétrer dans l’hôpital puis de chercher une issue de l’autre côté, vers cette vallée interdite. Mais il fallait se tenir à carreau.
Il regarda son plan. Le concert se déroulait dans la salle principale du Conservatoire, à trois cents mètres sur la droite, à côté de l’église, qui tendait son étrange clocher composé de quatre barres de métal croisées. Kasdan remonta à pied le sentier de gravier. Tout était désert. Il ne voyait aucune sentinelle mais se sentait pourtant épié. Il atteignit le Conservatoire, qui ressemblait à une grange, percée d’un portail à double battant et surmontée d’une croix.
A l’intérieur, il découvrit un grand vestibule au parquet clair et aux murs blancs. Des cimaises, le long des cloisons, soutenaient des photos en couleur, représentant des scènes de la vie quotidienne de la communauté.
— Vous êtes en retard.
— Excusez-moi, sourit Kasdan. Je viens de loin.
L’homme qui venait d’apparaître ne lui rendit pas son sourire. La trentaine, épaules larges, veste noire, chemise blanche. Il semblait prêt pour lire un extrait des Évangiles à la messe du soir.
— Le programme, dit-il en tendant une feuille imprimée.
Il entrouvrit la double porte en bois qui donnait accès à la salle de concert. Une pièce d’un seul tenant, ouverte jusqu’à la charpente, traversée en son centre par une poutre longitudinale. Par réflexe, Kasdan leva les yeux et prit la mesure de la hauteur du lieu : au moins dix mètres. Puis il baissa le regard. La salle était comble. Aux premiers rangs, des membres de la Colonie — col blanc et veste noire. Derrière, le public, fermiers des environs, notables, bergers, hommes et femmes pomponnés, mais dépareillés.
Au fond, sur une estrade, un homme parlait dans un micro. La cinquantaine, il arborait un collier de barbe qui lui donnait l’air d’un pasteur Scandinave. Il portait, lui aussi, l’uniforme d’Asunción : chemise blanche et veste de toile noire. Kasdan remarqua que la veste n’avait pas de bouton. Sans doute un autre interdit de la secte.
L’homme parlait d’une voix douce. Kasdan n’écoutait pas. Ce qu’il notait, c’était l’atmosphère de réunion paroissiale. Sauf que le micro n’envoyait pas de larsen et qu’il ne faisait pas un froid de canard, comme dans n’importe quelle église française. Au contraire, il se dégageait de cette cérémonie une profonde chaleur, une convivialité qui n’avait rien à voir avec la dureté de la religion catholique.
Tout ça n’était qu’une mise en scène. Une vitrine destinée à donner le change. Il songea au camp de Theresienstadt, le ghetto modèle que les nazis avaient construit en Tchécoslovaquie, où Hartmann avait fait ses armes. Etait-il ici dans un petit « Terezin », où les enfants étaient torturés, où des recherches atroces étaient menées sur la souffrance humaine ?