Des applaudissements le surprirent. Le prêcheur attrapait déjà le pied chromé de son micro pour dégager la scène. Les enfants apparurent, en file indienne. Une trentaine, tous vêtus d’une chemise blanche et d’un pantalon noir. Des garçons uniquement, âgés de 10 à 16 ans. Ils avaient les traits si fins, si réguliers, qu’ils auraient pu aussi bien être des filles.
Tout le monde s’assit. Le programme annonçait quatre pièces chorales. La première était une œuvre du XIVe siècle, a cappella, extraite de la Messe de Tournai, « Gloria in excelsis Deo ». La seconde, accompagnée au piano, le « Stabat mater dolorosa » du Stabat Mater de Giovanni Pergolèse, datait du XVIIIe siècle. La troisième — le programme suivait un ordre chronologique — était le Cantique de Jean Racine, op. 11 de Gabriel Fauré, transcrit pour voix et piano. Enfin, les Trois Petites Liturgies de la Présence divine d’Olivier Messiaen.
Kasdan se dit qu’il allait sacrement se faire chier, quand le chef d’orchestre apparut. Nouveaux applaudissements. Il songea à Wilhelm Goetz. Avait-il lui-même dirigé cette chorale ? Avait-il vécu ici ?
Le chœur commença. Tout de suite, les voix l’emmenèrent dans un monde où il n’y avait plus de sexe, de péchés, de pesanteur. Kasdan se rappela le Miserere qu’il avait écouté, le premier soir, chez Goetz. Tout était parti de là. De cette pureté. De ces notes qui évoquaient le souffle d’un orgue céleste. Mais dans son esprit épuisé, un autre bruit vint se superposer : le cri de souffrance de Goetz, prisonnier des tuyaux de plomb.
La polyphonie résonnait dans l’espace et imposait, malgré le décor de bois chaleureux, des images d’abbayes glacées, de voûtes de pierres austères, de bures et de sacrifice. Une sorte de négation de la vie, qui visait plus haut, et qui couvrait le réel, l’ici-bas, d’un manteau sinistre.
Kasdan se concentra sur le visage des enfants : désincarné. Ces figures ressemblaient aux masques d’argent de la nuit précédente. Elles avaient la même froideur, la même inexpressivité. Dans un frémissement, il ressentit la cruauté du jeu nocturne, la menace de ces silhouettes qui évoquaient l’enfance et qui n’étaient que des concrétions de pulsion meurtrière. Il était bien dans l’antre du cauchemar. Parmi ces chanteurs au visage de vélin, il y avait les bourreaux de Régis Mazoyer. Les « enfants-dieux » de Volokine, les tueurs de Hartmann, les anges à la pureté démoniaque…
62
K.-O au quatrième round. Vainqueur : Olivier Messiaen. Kasdan se réveilla en sursaut. Un visage se tenait au-dessus de lui. Un homme d’une soixantaine d’années, gueule carrée, cou large, cheveux gris coupés très court. Kasdan pouvait sentir sa lourde main posée sur son épaule. Il se remit d’aplomb sur son banc. La salle était vide.
— J’ai bien peur de ne même pas avoir tenu jusqu’à Pergolèse, marmonna-t-il. Je suis désolé.
L’homme se recula en souriant. Il n’était pas grand mais massif. Au lieu de la veste noire du clan, il portait un costume anthracite croisé, aussi strict qu’un uniforme.
— Je m’appelle Wahl-Duvshani, dit-il. Je suis un des médecins de l’hôpital.
— Désolé, répéta Kasdan en se levant et en retrouvant vaguement sa lucidité.
Le médecin tendit sa carte. Kasdan lut le nom composé. Difficile d’en deviner l’origine. Comme s’il entendait ses pensées, Wahl-Duvshani commenta :
— C’est un nom compliqué. Comme mon histoire.
Il désigna la double porte, d’où s’élevait la rumeur d’un cocktail :
— Venez boire un verre. Un peu de bière vous fera du bien.
— De la bière ?
— Nous la fabriquons nous-mêmes.
Ce « nous » valait toutes les présentations. Wahl-Duvshani appartenait à la secte. Il en était même un des membres éminents. Kasdan le suivit docilement. Les portes s’ouvrirent. Le public était là, debout, un verre à la main, souriant et bavardant. Une réunion de Noël dans une mairie de province, comme il devait s’en dérouler des milliers à cet instant aux quatre coins de France.
Le médecin poussa Kasdan dans l’assistance et lui souffla :
— Buvez. Mangez. Reprenez des forces !
Kasdan s’orienta vers le buffet. Des jeunes gens à l’allure androgyne se tenaient derrière les verres et les plateaux.
— Que désirez-vous, monsieur ?
Cette fois, il crut identifier l’origine du malaise de la voix. Il répondit :
— Une bière, s’il vous plaît.
Le garçon ouvrit une bouteille sans étiquette. Kasdan essaya de le faire parler.
— Ça va ? Pas trop fatigant de rester debout comme ça ?
— Nous avons l’habitude, dit-il en versant la bière dans un verre.
— Vous organisez souvent des réceptions ?
— Non.
Il tendit le verre en signe de conclusion et lui tourna le dos. Kasdan avait sa réponse. Il savait d’où provenait son trouble. Le timbre de ce garçon était asexué. Ni homme, ni femme. Et sans âge. Kasdan imagina le pire : des castrations, des injections chimiques privant les enfants de tout développement sexuel. Ou encore un traitement par la douleur, qui aurait étouffé la puberté des adolescents, comme les maîtres japonais entravent la croissance des arbres, par un réseau atroce de fils, jusqu’à donner naissance aux horribles petits bonsaïs. Oui, c’est ça. Des bonsaïs sexuels…
Il but une gorgée de bière. Pas mauvais. Aussitôt, une autre idée revint le saisir. Il se souvenait d’une secte américaine, Heaven’s Gate, dont les membres s’étaient suicidés à la fin des années 90, afin de rejoindre un vaisseau spatial situé derrière une comète lointaine. Kasdan avait lu l’article dans Le Monde. Une des règles de la secte était l’annulation de toute différence entre hommes et femmes. Tous les suicidés, découverts dans une villa de Californie, étaient coiffés de la même façon, portaient les mêmes pyjamas noirs de Vietcongs. Et la plupart des hommes étaient castrés.
— Vous n’êtes pas de la région ?
Kasdan pivota et découvrit un personnage filiforme, presque aussi grand que lui. Tempes ondulées grisonnantes, profil effilé de fouine. L’homme portait un costume bleu sombre de bonne facture qui respirait pourtant la province. L’Arménien n’aurait su dire où était le vice. Peut-être les chaussures marron clair, qui juraient avec le tissu indigo.
— Comment le savez-vous ?
Le rire de l’homme éclata comme un pétard :
— C’est simple. Dans la région, je connais tout le monde.
Il serra fébrilement la main de Kasdan. Il tenait dans l’autre un verre de bière. Ils étaient tous logés à la même enseigne.
— Bernard Liévois, maire de Massac, une petite ville à l’est de Florac. D’où venez-vous ?
— De Paris. Je m’intéresse aux chorales.
— Celle-ci vaut le détour, non ?
— Il y a longtemps que je n’avais pas entendu une telle… pureté. L’homme baissa la voix et prit le bras de Kasdan :
— Vous savez au moins où nous sommes, n’est-ce pas ?
— Si j’en juge par les barrages que j’ai dû franchir… Liévois accentua son ton de conspirateur :
— Les hommes d’Asunción se méfient et ils ont raison. Ils ont leurs partisans, mais surtout beaucoup de détracteurs.
— Je ne vous demande pas de quel côté vous êtes ? L’homme haussa les sourcils en signe d’évidence :