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— Quand ces gens sont arrivés, la région était un désert. Rien n’y poussait. Rien n’y passait. Vous voyez le résultat ? Ils ouvrent les portes de leur hôpital aux habitants du coin. Gratuitement ! Ils nous proposent les meilleures écoles. Ils offrent du boulot aux jeunes. Et tout cela en échange de quoi ? De rien. Moi, je dis qu’il faut vraiment un mauvais coucheur pour critiquer une telle démarche.

— Certains disent que cette colonie est une secte. Liévois balaya l’allusion d’un geste désinvolte :

— Vous savez ce qu’on dit : « La seule différence entre une secte et une religion, c’est le nombre des adeptes. » Les gens d’Asunción ont leur propre credo. Et alors ? Je peux vous certifier une chose : ils ne jouent pas aux prosélytes. Leur école est laïque et leur hôpital est rempli de médecins aussi athées que moi. D’ailleurs, je serais incapable de vous décrire leur confession. Ils n’en parlent jamais !

— Cette discrétion pourrait dissimuler ce qu’on appelle aujourd’hui des « dérives sectaires ».

— Comme ?

— La communauté me paraît incroyablement prospère…

— C’est bien l’esprit français. Gagnez de l’argent, on vous soupçonnera de malversations. Mon ami, ces gens travaillent de l’aube jusqu’au soir. Ils ont révolutionné l’agriculture de la région. Un tel effort mérite récompense.

Kasdan était bien décidé à enfoncer le clou :

— Et ces enfants ? Ils ne vous semblent pas un peu… étranges ?

— Un biscuit, monsieur ?

Kasdan pivota, s’attendant à voir un jeune homme, et découvrit une jeune fille, qui tenait un plateau couvert de sablés. Trompé par la voix, encore une fois. Quoi qu’en dise le maire enthousiaste, les enfants d’Asunción avaient vraiment l’air d’extraterrestres.

Il saisit un biscuit, sans quitter des yeux la jeune femme. Visage étroit. Bouche large. Longs bras. Hanches droites. A part la finesse des traits, elle n’avait rien de féminin.

Il se retourna, prêt à cuisiner encore le maire mais ce dernier avait été aspiré par un autre groupe. Une main lui saisit le bras et l’attira sur la droite. Wahl-Dushavni.

— J’ai entendu un fragment de votre conversation avec Liévois. J’ai l’impression que vous nous prêtez de mauvaises intentions…

Le médecin avait dit cela sans agressivité. Plutôt d’un ton matois.

— Pas du tout, se défendit Kasdan, sans conviction.

— L’innocence est tellement rare de nos jours qu’elle suscite tous les soupçons.

— Je ne pense pas, non.

— Parce que vous êtes policier. Vous êtes policier, n’est-ce pas ? Sa bière dans une main, son sablé dans l’autre, Kasdan avait l’impression d’être tenu en joue par son interlocuteur. Il ne répondit pas.

— Nous avons l’habitude de ce genre de visites, reprit l’homme. Les Renseignements généraux. La DST. Les gendarmes. Parfois, ils viennent à découvert. On leur refuse alors l’accès au domaine. D’autres fois, ils tentent de se glisser incognito. Comme vous, aujourd’hui, à l’occasion de nos journées « portes ouvertes ». Mais à la lumière de notre communauté, votre noirceur crève les yeux.

— Je comprends.

— Non. Vous ne comprenez rien. La clarté de notre dessein vous dépasse. Je vous le dis sans agressivité. Vous ne pouvez pas saisir nos réponses. Parce que vous n’avez pas idée des questions.

Kasdan secoua la tête, en toute neutralité. Il demanda, histoire de recadrer le débat :

— Bruno Hartmann n’est pas là ? Wahl-Dushavni éclata de rire :

— Vous n’êtes pas un policier comme les autres. Vous avez conservé quelque chose de franc, d’inattendu en vous. (Il rit encore, répétant pour lui-même :) Me demander si Bruno Hartmann est là…

— Je ne vois pas ce que ma question a de drôle.

— Je crois que vous ne savez pas grand-chose, capitaine ? Commandant ?

— Commandant Lionel Kasdan.

— Commandant. Sachez que personne ne peut se vanter d’avoir vu, physiquement, Bruno Hartmann depuis au moins 10 ans. En réalité, cela n’a pas d’importance. Seul compte son esprit. Son Œuvre.

— C’est ce que disait Pol Pot, à la grande époque des Khmers rouges. Seule comptait l’Angkar, la force dévastatrice qu’il avait mise en œuvre. Vous connaissez le résultat.

Le médecin regarda son verre de bière. Les nuances d’or se reflétaient dans ses yeux bleus, qui prenaient au contact de ce mélange une teinte tilleul.

— Vous possédez une certaine culture pour un policier. Peut-être que Paris s’est enfin décidé à nous envoyer des éléments de valeur…

— Où est Hartmann ?

Kasdan avait posé la question brutalement — comme si Wahl-Dushavni était déjà en garde à vue. Grossière erreur. Le sourire sec du médecin se figea. L’Arménien n’était qu’un étranger toléré.

— Me croiriez-vous si je vous disais que je ne le sais pas ? Que personne ne le sait ?

— Non.

— Vous devrez pourtant vous contenter de cette réponse. Kasdan respira à pleins poumons. Il en avait marre de jouer à ce petit jeu. Il était au paradis des ordures, il le savait, et cette réunion de province, avec sa rumeur feutrée, son babillage futile, ne masquait rien. Il leva son verre :

— C’est vous qui l’avez dit, docteur : je ne suis pas un flic ordinaire. Pas du tout. Alors, je ne me contenterai pas de vos sourires entendus et de vos réponses de faux cul. Regardez-moi bien. Et pensez à moi. Souvent. Parce que je vais revenir en force.

63

— Bougre de con !

Volokine était endormi sur le parquet, tenant sa gibecière contre son ventre. Du vomi tachait sa chemise.

Son sommeil puait la drogue. En guise de confirmation, Kasdan aperçut la seringue et la cuillère posées sur la table de nuit. Sa table de nuit. Il eut envie de réveiller le môme à coups de pied et de le foutre sous une douche glacée.

Au lieu de cela, il le tira par les aisselles. Le hissa sur son lit. Le déshabilla. Le nettoya avec une serviette humide. Puis le glissa sous les couvertures. Sa colère l’avait déjà quitté. Exsudée comme une mauvaise sueur.

Il y avait longtemps qu’il ne jugeait plus personne. Il ne croyait plus à la trahison parce qu’il ne croyait plus aux serments. Au fond, il était nihiliste. Des années au compteur n’avaient cessé de le rapprocher, comme la courbe d’une asymptote, du Vanitas vanitatum de Bossuet, qui citait déjà l’Ecclésiaste : « Je me suis appliqué à la sagesse et j’ai vu que c’était encore une vanité. » Bossuet ajoutait, et ces mots avaient hanté Kasdan toute sa vie : « Toutes nos pensées, qui n’ont pas Dieu pour objet, sont du domaine de la mort. »

Seul problème, lui n’avait pas trouvé Dieu au fil de son destin.

Il observa le gamin qui dormait. Il se raisonnait déjà. Si le môme avait craqué, peut-être avait-il une raison sérieuse. Ou peut-être était-ce sa faute, à lui, parce qu’il l’avait abandonné. A cette seconde, Kasdan se dit que tout n’était peut-être pas si vain.

Et c’était ce jeune drogué, instable, maladif, qui lui montrait la voie. Avec sa rage. Sa fureur. Son obsession de la vérité.

Il restait un combat.

Il restait leur enquête.

Kasdan baissa les yeux sur la sacoche de Volokine. Bourrée de notes, de fiches, de photos, de coupures de presse. Non : tout n’était pas vain. Il y avait ces enfants enlevés. Ces meurtres. Ces mutilations. Il y avait cette souffrance qui vibrait derrière cette secte sinistre.