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Il ramassa les vêtements du môme. Les fourra dans la machine à laver. Tout en programmant la bécane — lavage, rinçage, séchage —, il prit une décision : le Russe n’aurait pas de rechute. Parce que maintenant, il était là. L’un et l’autre ne se lâcheraient plus.

Il retourna dans la chambre et borda le jeunot. Il se souvint de David. L’enfant. Pas l’adulte qui avait claqué la porte en promettant de conquérir l’Arménie. Il s’assit au bord du lit, en proie à un souvenir. Le toubib de SOS Médecins venait de partir, diagnostiquant une simple grippe. Nariné était partie acheter les médicaments. Il était resté seul avec son enfant, sur le canapé, là même où le médecin l’avait ausculté. David, 6 ans, s’était endormi, roulé en boule, brûlant comme une braise dans un sauna.

Ce jour-là, Kasdan avait eu une révélation. Ni la maladie, ni aucune force étrangère ne pourrait plus atteindre son fils. Il serait toujours là pour lui. Ce petit corps lové lui avait donné un sentiment proche de celui qu’une mère doit ressentir lorsqu’elle porte son enfant dans son ventre. Un lien inextricable. Une intégration totale. Une fusion complète des chairs et du sang. C’était le cœur de son enfant qui battait dans sa poitrine. Sa fièvre qui brûlait ses membres. Ce jour-là, Kasdan avait éprouvé sa mission de père, au sens où on éprouve un serment. Chaque acte, chaque décision qu’il prendrait désormais serait pour son fils. Chaque respiration, chaque pensée serait dédiée au petit bonhomme. Et comme définie par lui. Comme tous les pères, il était maintenant l’enfant de son propre fils.

L’Arménien se leva et enfila son treillis. Attrapa ses clés. Repartit en voiture, à la recherche d’une pharmacie de garde. Brandissant sa carte de flic en guise d’ordonnance, il obtint plusieurs boîtes de Subutex. Il s’y connaissait assez en défonce pour faire la différence entre les deux principaux produits de substitution de l’héroïne : la méthadone et la buprénorphine, vendue sous le nom de Subutex.

La buprénorphine avait les mêmes vertus que la première mais ne procurait aucun effet euphorisant, contrairement à la méthadone. Or, Kasdan ne voulait pas se trimbaler un flic dans le gaz.

De retour dans son appartement, il chercha la clé de sa cave et descendit dans les entrailles de l’immeuble. Il exhuma, du fond d’un carton, des fringues de David — pull, chemise, jean — qui conviendraient à Volokine. Il remonta dans son appartement. Les frusques puaient le moisi. Il démarra une nouvelle machine.

Ensuite, il mit à chauffer une pleine bouilloire d’eau en vue de se préparer une Thermos de café. Il était atteint d’hyperactivité — toujours le syndrome du requin, s’agiter ou mourir. En même temps, la fatigue le cernait de toutes parts. Il avait failli s’endormir plusieurs fois sur la route du retour d’Asunción. Ses paupières, s’il les laissait baissées une seconde, lui semblaient plus lourdes que des rochers.

Il regroupa son dossier d’enquête. Chaussa ses lunettes. S’installa dans son canapé pour une nouvelle lecture. Ces notes recelaient forcément un détail, un fait qui lui permettrait d’attaquer la forteresse sous un autre angle.

Durant plusieurs secondes, il considéra le verre qu’il avait glissé dans un sac à scellés. Le verre de Wahl-Duvshani, portant ses empreintes, qu’il avait discrètement piqué lors de la réunion paroissiale, après que le médecin l’eut posé sur le comptoir.

Il voulait vérifier l’identité de l’homme. Son instinct lui soufflait qu’il n’était pas celui qu’il prétendait être. D’ailleurs, il n’avait rien dit sinon évoquer son « destin compliqué ». Avec un peu de chance, ses empreintes seraient fichées à la BNRF — la Brigade Nationale de Recherche des Fugitifs…

Il se plongea dans sa lecture. Une heure plus tard, il avait terminé. Et n’avait rien trouvé. Kasdan alla vérifier que Volokine dormait toujours puis lança le séchage des fringues. Il se dirigea vers son bureau, prit son ordinateur portable et s’installa de nouveau sur le canapé du salon. Il se connecta avec le site Internet de la Colonie. Il avait lu les pages principales du site mais il y avait peut-être encore à creuser.

L’Arménien se concentra. Passa la page d’accueil et les informations générales. Il cliqua sur histoire, pour récolter une version messianique du destin de Hans-Werner Hartmann. Rien de neuf. Seulement la confirmation que Hartmann et sa bande se considéraient, véritablement, comme un « peuple élu ». Avec l’Allemand dans le rôle de Moïse et le reste du monde dans celui des Egyptiens.

Paupières brûlantes, Kasdan cliqua sur MAÎTRISE. Plusieurs entrées : ACCUEIL, PRÉSENTATION, HISTOIRE, SCOLARITÉ, DISCOGRAPHIE, CONCERTS… Il s’arrêta sur ce dernier mot. La chorale d’Asunción se produisait ailleurs que sur son territoire. C’était peut-être la brèche qu’il cherchait. Un point de contact avec le monde extérieur.

La maîtrise donnait chaque année plusieurs dizaines de concerts dans le centre et le sud de la France, couvrant les régions de la Lozère, l’Hérault, le Lubéron, la Provence. Chaque concert se déroulait dans une église — des paroisses de petites villes. Asunción jouait la discrétion maximale.

Kasdan fit défiler les années à rebours. 2006. 2005. 2004. Toujours en quête d’un signe, d’un détail qui pourrait approfondir la faille. Tout ce qu’il trouva, ce fut un nom qui revenait plusieurs fois. L’église Saint-Sauveur, dans la région d’Arles.

Sans trop savoir ce qu’il faisait, il chercha le numéro et appela la paroisse. 22 h. Il y avait bien là-bas un curé à réveiller. Au bout de cinq sonneries, on répondit. L’Arménien se présenta, ne prenant aucune précaution particulière. Il était flic. Il était de la Criminelle. Il cherchait des renseignements sur la chorale d’Asunción. Au bout de la connexion, la voix rugueuse ne parut pas impressionnée.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir au juste ? demanda le prêtre.

— Vous n’avez jamais rien remarqué de bizarre avec ces gens ?

— Écoutez. On m’a déjà interrogé plusieurs fois sur ce groupe. Peut-être qu’Asunción est fiché dans vos dossiers en tant que « secte ». Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’en près de 15 ans de visites il ne s’est jamais rien passé de choquant ou qui prête au moindre commentaire. Nous recevons plusieurs chorales chaque année et celle-ci ne diffère pas des autres.

— Les enfants ne vous semblent pas étranges ?

— Vous voulez parler des vêtements ?

— Entre autres.

— C’est une communauté religieuse. Ils suivent des règles strictes. Leur credo ne cadre pas avec notre liturgie catholique mais notre rôle est de le respecter. Pourquoi devrions-nous nous méfier de ces chanteurs ? Ils ont l’air apaisé, discipliné, cohérent. Beaucoup de gens, dans nos villes modernes, pourraient en prendre de la graine. Dieu peut avoir plusieurs visages. Seule la foi…

Kasdan coupa l’homme, pour passer aux faits pratiques :

— Quand les enfants viennent pour un concert, ils voyagent comment ? En car ?

— En car, oui. Une sorte de bus scolaire.

— Ils repartent aussitôt après le concert ou ils restent dormir sur place ?

— Ils restent dormir. Nous avons un dortoir, près du presbytère.

— Le matin, vous leur servez un petit déjeuner ?

— Mais… bien sûr. Je ne comprends rien à vos questions. Kasdan non plus. Il cherchait simplement à imaginer le séjour des gamins.

— Au menu, rien de spécial ?

— Les enfants d’Asunción apportent leur propre nourriture. Des céréales naturelles, issues de leur propriété agricole, je crois.