Tout en mangeant avec appétit il pensait à Isabel Rivera. Une étrange fille. Sa volonté était admirable, touchante même, mais extraordinaire aussi. Trop parfois. Toute la journée il était resté sur le qui-vive, comme si brusquement elle allait faire volte-face et lui révéler que la comédie avait assez duré. Oui, il avait attendu pendant des heures un coup de théâtre dont elle aurait été l’instigatrice.
Peu à peu les faits l’avaient persuadé de sa sincérité, mais il restait encore troublé. Peut-être n’aimait-elle pas son mari, du moins pas comme il l’avait imaginé. D’où cette aisance pleine de dignité.
Brusquement, il pensa à Duke Martel. Il avait complètement oublié de le rappeler. Les événements s’étaient précipités en fin d’après-midi.
Il l’appela depuis le restaurant et devina son soulagement quand il l’eut au bout du fil.
— Eh bien, mon vieux, je commençais à me faire des cheveux blancs et n’étais pas loin de penser que vous aviez rejoint Pedro Rivera.
Kovask eut un petit rire.
— Du nouveau?
— Oui. On a réussi à contacter le professeur et quelqu’un a parlé ; de Séville devant Hernandez est un homme célèbre pour son sang-froid dans la vie et dans les salles d’opération, mais il paraît qu’il a réagi étrangement. Il a affirmé qu’il n’y avait pas mis les pieds depuis plus d’un an. Les services de Madrid font une enquête discrète sur son déplacement en avion militaire. Demain j’aurai certainement du nouveau à ce sujet. Et vous?
— Je suis sur une piste. Je vous expliquerai demain.
La voix de Martel devint plus sèche.
— Vous connaissez la consigne? Si vous disparaissez nous ne pourrons nous accrocher à rien.
— Bien, retenez ce nom : José Cambo, 17, avenida José Antonio.
— C’est tout?
— Oui.
Il raccrocha. Il n’avait pas voulu signaler que Cambo était un phalangiste. Duke Martel aurait certainement réagi défavorablement. Il voulait avoir les mains libres à son sujet, du moins pendant quelques heures.
Revenu dans la salle, il but une tasse de café très fort et fuma une cigarette.
À nouveau il pensait à Isabel Rivera, réfléchissait sur certains détails.
CHAPITRE VII
La façade du 17 de l’avenue José Antonio donnait à l’immeuble un style mauresque avec ses ferronneries aux balcons, les ciselages de pierre autour des ouvertures. Dans le hall des parfums d’orangers venant du patio. Celui-ci était très grand, dallé de pierre blanche. Des roses grimpaient le long de lattis. Un lampadaire diffusait une lumière douce. Dans un coin quelques fauteuils de rotin abandonnés, des rocking-chairs. Les locataires étaient couchés depuis peu.
Chaque appartement donnait sur une large galerie protégée du soleil par des plantes grimpantes. Les fenêtres étaient ouvertes chez José Cambo.
Le léger bruit d’une respiration lui parvint. Le lampadaire du patio donnait un peu de clarté. Il arriva à distinguer l’intérieur de la pièce. Deux lits jumeaux, dont un seul était occupé. La jeune femme de Cambo dormait. Il distingua la forme de son corps, le reflet d’un pyjama soyeux.
Le fondé de pouvoir n’était pas encore rentré. Il n’était pas loin de minuit. Quatre heures plus tôt, il avait essayé de tuer Isabel Rivera. Lui avait-il fallu si longtemps pour faire son rapport? Ou alors, en bon Espagnol, courait-il les bars seul, laissant sa femme à la maison?
Une autre idée naquit dans la tête de Kovask. Et si le phalangiste se trouvait au magasin Erwhein, calle de San Luis? Le moment était bien choisi pour fureter dans les papiers de Rivera. Pendant la journée il ne pouvait trop s’y risquer. De plus la présence du délégué de la direction de Madrid exigeait de ne pas perdre de temps. Que pouvait-il chercher là-bas? Rivera ne conservait presque pas de papiers compromettants.
Dans l’avenue, il héla un taxi. Il y avait encore beaucoup de promeneurs et de véhicules. Il se dit que les Sevillans devaient s’user à cette vie-là.
— Que faites-vous ici? Kovask hocha la tête :
— Je vois. Vous voulez bluffer jusqu’au bout.
— Cessez de me menacer avec cette arme ou j’appelle. Il y a des serenos[2] chargés de surveiller le magasin.
— Ne vous emballez pas. Isabel Rivera n’est pas morte. Elle a quitté sa villa et se réserve le droit de porter plainte contre vous.
Une lueur panique troubla le regard du fondé de pouvoir.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
En quelques enjambées rapides, Kovask le rejoignit et le gifla violemment. Jusqu’à ce que l’autre enfouisse son visage dans ses mains.
— J’ai assisté à la scène. Vous risquez gros, Cambo, malgré votre appartenance à la Phalange.
L’autre s’appuyait contre le mur, le regard haineux. Il remit en place les mèches calamistrées de ses cheveux.
— Mais la police ne récupérera qu’un cadavre si vous continuez. Inutile de jouer ! Vous savez qui je suis. Pourquoi je suis en Espagne. Votre gouvernement nous doit des garanties. Que lui importe la vie d’un José.
La grille du magasin était en place, mais la porte du corridor voisin ouverte. Il sortit son automatique et tourna doucement la poignée qu’il trouva sur sa gauche. Elle céda. Il pénétra dans une arrière-boutique obscure, éclairée par une lumière venant d’un bureau proche.
Devant un coffre-fort, José Cambo compulsait des documents. Sur le coffre il y avait une épaisse liasse de billets de banque.
— Assassin et voleur ! En quelques heures, vous collectionnez les forfaits, dit Serge Kovask d’une voix douce.
L’Espagnol sursauta, se retourna. Il regarda l’automatique, puis Kovask.
Cambo et de quelques autres phalangistes?
Le fondé de pouvoir l’écoutait. Il suçait ses lèvres tuméfiées.
— Pour commencer, je peux téléphoner au délégué venu de Madrid et lui demander de faire un tour ici.
Il pointa le menton en direction de l’argent.
— Très habile de voler cet argent. Paire endosser à un mort la responsabilité d’un trou dans la caisse. Vous avez une certaine logique. Après la tentative de meurtre, vous avez risqué le tout pour le tout. Tout a raté. Maintenant, il faut payer. Voici ce que je vous propose.
José Cambo haussa les épaules.
— Rien ne pourra me convenir. Isabel ne me dénoncera pas.
Kovask consulta sa montre.
— Il est minuit et demi. Dans une demi-heure, elle appelle la police. À moins que je ne lui passe un coup de fil. Elle sait que c’est vous qui avez saboté la voiture de son mari.
Cambo perdit contenance.
— C’est faux.
Mordant, Kovask continuait :
— Je lui ai expliqué comment on avait fait éclater le pneu de la voiture grâce à une thermo bombe. Rivera laissait souvent sa DS ici, devant la porte. Rien ne vous était plus facile que de la saboter.
— Non. Ce n’est pas moi.
— Qui, alors?
L’homme se tut et essuya la sueur de son visage avec sa manche.
— Vous couvrez certainement d’autres phalangistes. C’est normal. Je sais que vous risquez la mort en parlant. Mais d’un autre côté ce sera l’arrestation, le scandale. Peut-être établira-t-on la complicité de votre femme.
— Vous êtes fou. Maria n’a jamais trempé dans ces histoires.
— Admettons. Il reste la lettre apocryphe. On retrouvera le faussaire. Vous savez que la Phalange n’a plus la même audience? L’ambassade américaine insistera pour que toute la clarté soit faite sur cette affaire. Il faudra un bouc émissaire. Vous. Et, même en prison, croyez-vous pouvoir échapper à vos amis?