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— Et puis, si c’est moi?

— C’est important.

L’autre lui jeta un long regard, tourna la tête derrière, se pencha sur le gouffre de la nuit d’où montaient des vapeurs d’huile chaude.

— C’est pour la Cause?

Kovask se dit que Rivera devait faire marcher le jardinier en lui laissant entendre qu’ils complotaient ensemble pour la prochaine révolution.

— Oui, je suis un de ses bons amis.

— Don Pedro avait dit que le jour où je lui annoncerais quelque chose d’intéressant, j’aurais droit à un billet de mille pesetas.

Kovask sortit un billet de cinq cents.

— Un autre, si c’est vraiment intéressant.

— Venez.

Et Machote habitait une pièce qui n’ouvrait que sur la galerie. Le moins souvent possible, semblait-il. Une ampoule mourante faisait couler sur le taudis une lumière désolée.

— J’ai du valdepenas.

Il emplit des tasses épaisses.

— Ce coup de téléphone? Demanda Kovask.

— Ce matin. Mais parce que je me suis souvenu d’une chose au sujet de l’avion militaire qui avait atterri la veille. J’étais au terrain au lever du soleil, et voilà que cet appareil vient se poser pas très loin de moi. J’aime bien les avions. Pendant la révolution, j’aurais bien voulu être mitrailleur. Rrrra … Rrrra … sur ces sales fascistes. Ça doit faire plaisir.

— Alors, cet avion?

— C’est à cause du vieux. Je ne l’ai pas reconnu tout de suite. Mais j’ai pensé à lui toute la nuit. Je savais que c’était quelqu’un. Un bon type. Ce vieux-là il me donnait envie de pleurer et je ne savais pas pourquoi. Et j’ai cherché pendant la journée, la nuit. Ce matin, c’est venu d’un seul coup.

— Vous travaillez toute la journée à l’aérodrome?

L’autre s’indigna.

— Que va ! Le matin seulement.

— Alors, ce vieux?

El Machote siffla sa tasse de vin avant de continuer.

— Je suis allé voir ma cousine Maria. Elle habite sur le bord du neuve. Une vieille chipie, mais qui sait bien faire le gazpacho.

Kovask sortit ses cigarettes. Le jardinier renifla la sienne avec dégoût. Il finit par l’allumer.

— Maria n’a plus qu’un sein, dit El Machote. C’est drôlement marrant, parce qu’elle se met les vieilles chaussettes de son mari à la place. Faut dire qu’elle a un pecho comme ça …

Il arrondissait sa poitrine creuse, la développait imaginairement de ses mains, comme s’il palpait des citrouilles.

— J’ai toujours voulu qu’elle me le montre, mais c’est une bigote. Elle me traite de tous les noms dans ce cas. Il vaut mieux que je me prive.

— Pourquoi n’a-t-elle qu’un sein?

— Parce que le vieux lui a coupé l’autre.

Kovask soupira. Il avait lâché cinq cents pesetas pour apprendre qu’une vieille femme avait perdu un sein.

— Et ça a intéressé don Pedro?

— Sûr. Il m’a promis deux mille pesetas.

Lui ne voyait pas le rapport entre l’affaire et le vieux monsieur.

— Qui est ce vieux?

— Un médecin, le meilleur de l’Espagne et du monde. Il coupe les seins, les nez ; tout, quoi ! Pour guérir du cancer.

Kovask fronça les sourcils.

— Son nom?

— Que va ! Vous n’avez jamais entendu parler du professeur Enrique Hernandez?

Kovask hocha la tête :

— Si, en effet. Il est très célèbre. Et C’est lui qui descendait d’un avion militaire?

— Voilà ! Le journal qui n’en parle même pas ! Ici, à Séville, quand un homme comme lui arrive, le journal récrit sur toute sa largeur. Et ils l’ont entraîné vers le chemin de terre. Une voiture l’attendait là. Ils ne sont même pas passés devant les bâtiments. Et je me suis fait engueuler.

— Par qui?

— Un type en civil. Un sale flic, certainement. Il m’a dit que je n’avais qu’à tenir ma langue. Alors, j’ai fait la bête. J’ai dit que je n’avais rien vu. Même pas l’avion. Il m’a filé deux pesetas.

Il hocha la tête :

— Même pas un journaliste pour l’attendre. Même pas un discours. Le plus grand professeur du monde. Celui qui a coupé le sein de la Maria, il y a vingt ans. Il n’était pas aussi célèbre, alors, mais quand même ! Il était en vacances ici, et Maria était allée le voir. Le lendemain, elle n’avait plus qu’un nichon. À cette époque elle n’avait pas quarante ans. C’était triste pour son mari.

CHAPITRE V

Serge Kovask s’était levé tôt. Il avait eu la chance de trouver une librairie ouverte, et le vendeur lui avait conseillé deux ouvrages. L’un était une biographie du professeur Enrique Hernandez, l’autre s’intitulait : « Proposiciones por una profilaxis de la edad atomica ». Il les parcourut tous les deux, apprit que le professeur s’intéressait particulièrement à la médecine nucléaire.

Installé à un guéridon de café, calle de Sierpes, il prenait son petit déjeuner tout en lisant des extraits des deux livres. Le traité était d’ailleurs signé du professeur Enrique Hernandez. Il ne voyait pas ce que le voyage incognito du professeur avait d’étrange. L’illustre bonhomme avait peut-être décidé de se reposer quelques jours dans la région. L’étonnant était que ce soit un avion militaire qui l’ait emmené jusque-là, et que le vieux Machote se soit fait interpeller par un policier en civil.

L’Espagne était libre de poursuivre des recherches nucléaires. Il n’ignorait pas qu’elles n’étaient même pas à l’état de balbutiement. Israël, par exemple, en comparaison, avait une avance prodigieuse. Pedro Rivera avait cru utile de noter l’information, mais peut-être n’avait-elle qu’un rapport lointain avec l’affaire du camp clandestin d’entraînement des jeunesses allemandes néonazies.

Maintenant, il lui fallait s’occuper de Miguel Luca, l’homme qui avait accompagné Juan Vice dans sa mission. Il avait son adresse, une pension de famille dans le quartier de Santa Cruz.

Il s’y rendit à pied, effectua quelques manœuvres pour vérifier ses arrières. Il ne paraissait pas être suivi, mais n’en avait aucune certitude ferme.

Le quartier de Santa Cruz, au nord-est de Séville, est en grande partie composé de demeures d’aspect aristocratique. Ce n’est qu’une apparence de la construction. Actuellement, ces vieux hôtels ont été divisés en appartements pour loger les familles modestes. Beaucoup ont été transformés en casas de huéspedes, en pensions de famille. On aime beaucoup ce genre de vie à Séville. Certaines casas de huéspedes sont luxueuses, et leurs locataires y mènent une vie tranquille et respectable. Les autres, moins confortables, sans doute, accordent à leurs clients une plus grande liberté de mœurs.

Celle qu’avait occupée Miguel Luca était située au fond d’une impasse sordide. Du linge séchait à toutes les fenêtres et les radios hurlaient. Dans l’escalier, des gosses se bousculaient. Au premier étage, une fillette boiteuse dansait toute seule dans le corridor, vêtue d’un simple jupon décoloré. Elle le regarda effrontément.

— Je cherche Miguel Luca.

Elle secoua la tête.

— Il n’est plus ici. Il est parti en laissant toutes ses affaires. La vieja a tout chipé et a mis quelqu’un à sa place.

— Tu ne sais pas où il est?

— Si, au diable, certainement ! Dit-elle en s’enfuyant. Sa jambe plus courte ne l’empêchait pas de courir vite.

Il sourit, se décidait à redescendre quand, pris d’une idée, il alla jeter un coup d’œil à la fenêtre. Il attendit quelques secondes. Le jeune garçon portant un blue-jean et un maillot rayé passa trois fois devant l’impasse, jetant chaque fois un regard perçant à la pension de famille.