— Charles Lackland, ici.
La machine parlait brusquement, coupant le fil de ses pensées.
— C’est vous, Barl ?
— Ici Barlennan, Charles.
Le commandant parlait la langue du Volant, qu’il maîtrisait progressivement.
— Heureux de vous entendre. N’avions-nous pas raison, au sujet de cette douce brise ?
— Elle est venue au moment prédit. Un instant … oui, il y a de la neige. Je n’avais pas remarqué. Je ne vois pas de poussières jusqu’à présent, toutefois.
— Cela viendra. Ce volcan a dû en lancer quinze kilomètres cubes dans l’air et le nuage s’étend depuis des jours.
À cela, Barlennan ne répondit pas. Le volcan en question était encore un point de dissension entre eux, car il se situait en un endroit de Mesklin qui, selon les connaissances géographiques de Barlennan, n’existait pas.
— Ce que je me demandais surtout, Charles, c’est combien de temps ce vent durera-t-il ? Je crois savoir que vous autres pouvez le voir par-dessus et devriez savoir quelle importance il a.
— Avez-vous des ennuis, déjà ? L’hiver commence à peine … Il s’écoulera quelques milliers de jours avant que vous puissiez partir d’ici.
— C’est évident. Nous avons assez de vivres mais nous aimerions à l’occasion quelque chose de frais, et il nous serait agréable de savoir à l’avance quand nous pourrons lancer une équipe de chasseurs ou deux.
— Je vois. J’ai peur que cela n’exige une étude plutôt délicate. Je n’étais pas là l’hiver dernier, mais j’imagine que, durant cette saison et dans cette région, les tempêtes sont pratiquement continuelles. Avez-vous jamais été vous-même à l’équateur ?
— À quoi ?
— À l’é … Je crois que c’est ce que vous avez en tête en parlant du Rebord.
— Non, je n’ai jamais été si près. Je ne vois pas comment on pourrait s’en approcher davantage. Il me semble que si nous avancions plus loin en mer, nous perdrions les dernières parcelles de notre poids, et nous nous envolerions dans le néant.
— Si cela peut vous réconforter, vous vous trompez. Si vous continuiez, votre poids augmenterait de nouveau. Vous êtes précisément sur l’équateur … l’endroit où le poids est le moindre. C’est pourquoi j’y suis. Je commence à entrevoir la raison pour laquelle vous ne voulez pas admettre qu’il y a encore de la terre beaucoup plus au nord. Je pensais que cela tenait à des difficultés de langage, quand nous en parlions naguère. Peut-être avez-vous assez de temps pour me donner à présent vos idées sur la nature du monde, à moins que vous ne disposiez de cartes ? …
— Nous avons bien sûr une Coupe, ici, sur le radeau de poupe. Mais je crains que vous ne puissiez la voir maintenant, car le soleil vient de se coucher et Esstes ne donne pas assez de lumière, avec ces nuages. Quand le soleil se lèvera, je vous la montrerai. Mes cartes à plat ne vous seraient pas d’un grand secours, aucune d’entre elles ne couvre assez de territoire pour donner un tableau vraiment bon.
— Cela ira. Pendant que nous attendons l’aurore, pourriez-vous m’exposer verbalement votre vision des choses ?
— Je ne suis pas certain de posséder assez bien votre langue, mais j’essaierai … J’ai appris à l’école que Mesklin est une grande Coupe creuse. L’endroit où la plupart des gens vivent est près du fond, où nous pesons un poids convenable. Les philosophes ont émis l’idée que le poids est causé par l’attirance d’une grande assiette plate sur laquelle Mesklin est posé. Plus nous nous éloignons vers le Rebord, moins nous pesons, puisque nous sommes plus éloignés de l’assiette. Sur quoi l’assiette est posée, personne ne le sait … Il court des tas de légendes bizarres, à ce sujet, parmi les races peu civilisées.
— Je penserais, intervint Lackland, que si vos philosophes ont raison, vous devriez grimper chaque fois que vous vous éloignez du centre. Et que tous les océans se précipiteraient au point le plus bas. Avez-vous jamais soumis cette question à l’un d’entre eux ?
— Quand j’étais jeune, répondit le commandant, j’ai vu une image illustrant tout cela. Le diagramme du maître montrait un tas de lignes s’élevant de l’assiette et s’incurvant pour se rencontrer juste au-dessus du centre de Mesklin. Grâce à leur courbure, elles traversaient la Coupe perpendiculairement et non en oblique. Et le maître disait que le poids opérait le long des lignes au lieu de tomber droit vers l’assiette. Je n’ai pas tout bien compris mais cela semblait marcher. On dit que la théorie est prouvée parce que les distances levées sur les cartes concordent avec ce qu’elles doivent être théoriquement. Ceci, je peux le comprendre, et ce me semble un bon argument. Si la forme n’était pas ce qu’on pense qu’elle est, les distances ne correspondraient plus à la réalité dès lors que vous seriez très éloigné de votre point de référence.
— Fort juste. Je vois que vos philosophes sont très versés dans la géométrie. Ce que je ne vois pas, par contre, c’est la raison pour laquelle ils n’ont pas réalisé qu’il existe deux formes qui rendraient correctes les distances. Après tout, ne voyez-vous pas que la surface de Mesklin s’incurve vers le bas ? Si votre théorie était exacte, l’horizon paraîtrait être au-dessus de vous. Qu’en pensez-vous ?
— Oh ! mais c’est bien le cas !.. C’est pourquoi même les tribus les plus primitives savent que le monde est en forme de Coupe. Ce n’est que près du Rebord que tout semble différent. Je suppose que cela a quelque chose à voir avec la lumière. Après tout, ici, le soleil se lève et se couche même en été, et il ne serait pas surprenant que les choses aient un air un peu bizarre. Quoi ! tout se passe comme si le — l’horizon, disiez-vous ? — était plus proche au nord et au sud qu’à l’est et à l’ouest. On peut voir un bateau beaucoup plus loin à l’est et à l’ouest. C’est la lumière.
— Hum … À cela, je n’ai pas de réponse pour l’instant.
Barlennan n’était pas assez familier avec la façon de s’exprimer du Volant pour déceler jusqu’à une pointe d’amusement dans sa voix.
— Je ne me suis jamais éloigné de l’équ … euh … du Rebord … et je ne le pourrai jamais, en personne. Je n’avais pas idée que les choses étaient comme vous les décrivez, et je ne peux pas comprendre encore pourquoi il en irait forcément ainsi. Je pense que j’y verrai plus clair, au cours de notre petite expédition, quand vous aurez ce nouveau téléviseur.
— Je serai ravi d’entendre les raisons pour lesquelles nos philosophes se trompent, répondit poliment Barlennan. Quand vous serez disposé, bien entendu, à me les donner. En attendant, je suis toujours un peu anxieux de savoir quand il y aura une accalmie dans la tempête.
— Il faudra quelques minutes pour obtenir un rapport de notre station sur Toorey. Disons que je vous rappellerai à l’aube. Je pourrai alors vous fournir les prévisions météorologiques, et il fera assez clair pour que vous me montriez votre Coupe. D’accord ?
— Ce sera parfait. J’attendrai.
Barlennan se blottit où il était, près de la radio, cependant que la tempête hurlait autour de lui. Les boulettes de méthane qui éclataient sur son dos blindé ne l’inquiétaient pas … Vers le pôle elles frappaient bien plus fort. De temps en temps, il bougeait pour repousser la fine couche d’ammoniaque qui s’accumulait sur le radeau. Mais même cela n’était qu’un ennui mineur, jusqu’à présent du moins. Vers le milieu de l’hiver, dans cinq ou six mille jours, l’ammoniaque fondrait au grand soleil, et très peu après regèlerait. Il faudrait alors rejeter le liquide du vaisseau avant le regel, sans quoi l’équipage devrait dégager quelque deux cents radeaux du sol de la plage. Le Bree n’était pas un bateau fluvial mais un vaisseau transocéanique de bonne taille.