— Capitaine ! Qu’y a-t-il ?
Dondragmer lança la question tout en assignant à plusieurs membres de l’équipage un poste près des lance-flammes. Le reste, sans attendre d’ordre, s’installa sur les radeaux externes, massues, couteaux et épieux à portée. Pendant un long moment Barlennan ne répondit pas, et l’officier était sur le point de lancer une équipe à terre pour couvrir la chenillette — il ne savait rien de la nature de l’arme à répétition provisoirement mise à la disposition de Lackland — quand son capitaine se retourna, vit ce qui se passait et fit un geste rassurant.
— Tout va bien, je crois, dit-il. Nous ne voyons bouger personne, mais cela ressemble un peu à une ville. Une minute, et le Volant vous tirera en avant pour que vous puissiez voir sans quitter le navire.
Il revint à l’anglais et formula sa demande à Lackland qui y accéda tout de suite. De cet acte résulta un changement abrupt dans la situation.
Ce que Lackland avait vu tout d’abord — et Barlennan moins clairement — était une grande vallée en forme de coupe peu profonde, entièrement entourée par des hauteurs du type de celle sur laquelle ils étaient. Lackland pensa qu’il aurait dû exister un lac au fond : il n’y avait en effet aucun moyen, pour la pluie ou la neige fondue, de s’écouler. C’est alors qu’il remarqua l’absence totale de neige sur les pentes inférieures des collines. Le paysage était nu, et c’était un paysage étrange.
Il était impossible qu’il soit naturel. À partir d’une courte distance, sous la crête, on voyait de larges gouttières peu profondes. Leur arrangement était remarquablement régulier : une section des collines, découpée juste au-dessous de l’endroit où il commençait, aurait très nettement suggéré une série de vagues. À mesure que les canaux descendaient vers le centre de la vallée, ils devenaient plus étroits et profonds, comme s’ils étaient conçus pour guider l’eau de pluie vers un réservoir central. Par malheur pour cette hypothèse, ils ne se rencontraient pas tous au centre … et même ils ne l’atteignaient pas tous, quoique tous parvinssent au moins jusqu’au fond étroit, relativement plat, de la vallée. Plus intéressantes que les canaux eux-mêmes étaient les barrières qui les séparaient. Celles-ci, naturellement, devenaient plus prononcées à mesure que les canaux se creusaient davantage. C’était des élévations mollement incurvées pour la partie supérieure de la pente, mais dont les côtés devenaient plus abrupts jusqu’à tomber perpendiculairement au fond des canaux. Quelques-uns de ces petits murs s’étendaient presque jusqu’au fond de la vallée. Ils ne pointaient pas tous vers le même lieu, mais suivaient dans leur course de légères courbes qui leur donnaient plutôt l’apparence des ailettes d’une centrifugeuse que celle des essieux d’une roue. Leur sommet était trop étroit pour qu’un homme puisse y marcher.
Lackland estima que les canaux aussi bien que les murs de séparation avaient quelque cinq ou six mètres de large là où ils s’interrompaient. Les murs eux-mêmes, en conséquence, étaient bien assez épais pour qu’on puisse les habiter, spécialement des Mesklinites. Et l’existence de nombreuses ouvertures trouant leurs surfaces internes renforçait l’idée que c’était bel et bien des habitations. Les jumelles montraient que celles de ces ouvertures qui n’étaient pas directement situées au bas des murs avaient des rampes d’accès. Et avant d’avoir vu un seul être vivant, Lackland était sûr que ce qu’il avait sous les yeux était une cité. Les habitants vivaient apparemment dans les murs de séparation et avaient construit la structure entière de façon à se débarrasser de l’« eau » de pluie. La raison pour laquelle ils ne vivaient pas sur les pentes extérieures des collines, s’ils voulaient éviter l’inondation, était un problème qui ne le frappa pas.
Il en était là de ses pensées quand Barlennan lui demanda de tirer le Bree au-delà du sommet de la colline avant que le soleil ne rende la visibilité impossible. Au moment où la chenillette commençait à bouger, une vingtaine de silhouettes noires apparurent dans les ouvertures qu’il avait supposé être des entrées. À cette distance, aucun détail n’était visible, mais ces choses, quoi qu’elles fussent, étaient des créatures vivantes. Lackland refréna héroïquement son envie d’arrêter le véhicule et de se saisir une fois de plus des jumelles, jusqu’à ce qu’il eût tiré le Bree dans une position dominante.
En fait, il n’y avait nulle nécessité de se presser. Les choses demeuraient immobiles, surveillant sans doute les arrivants, pendant que la manœuvre s’achevait. Il put employer les minutes qui restaient avant le crépuscule à un examen soigneux de ces êtres. Même avec les jumelles quelques détails étaient indiscernables … pour une raison au moins : ils ne semblaient pas émerger entièrement de leurs habitations. Mais ce que l’on en voyait suggérait fortement qu’ils appartenaient à la même race que les compagnons de Barlennan. Leur corps était long à la manière des chenilles. Plusieurs yeux — difficiles à compter à cette distance — étaient disposés sur le segment antérieur de leur corps, et des membres très semblables sinon identiques aux bras équipés de pinces de Barlennan étaient bien visibles. Leur coloration était un mélange de rouge et de noir, le noir dominant, comme dans l’équipage du Bree.
Barlennan ne pouvait pas voir tout ceci, mais Lackland, tendu, lui en fit la description jusqu’à ce qu’au-dessous la ville disparaisse dans l’ombre. Quand il cessa de parler, le capitaine transmit dans sa propre langue une version condensée à l’équipage qui attendait … Après quoi Lackland demanda :
— N’avez-vous jamais entendu parler de gens vivant aussi près du Rebord, Barl ? Est-il possible qu’ils soient connus de vous, ou même parlent la même langue que vous ?
— J’en doute beaucoup. Mon peuple est déjà très mal à l’aise, comme vous le savez, au nord de ce que vous appelez la « ligne des cent G ». Je connais plusieurs langues mais je ne vois aucune chance pour qu’on en parle une par ici.
— Qu’allons-nous faire, alors ? Contourner discrètement cette ville, ou la traverser en espérant que ses habitants ne seront pas belliqueux ? J’aimerais voir cela de plus près je l’admets, mais nous avons une tâche importante à accomplir et je ne veux pas risquer nos chances de succès. En tout cas, vous connaissez votre race mieux que je ne le pourrai jamais. Comment pensez-vous qu’ils vont réagir à notre contact ?
— Il n’y a pas de règle, ici. Ils peuvent être terrorisés à la vue de votre chenillette, ou de me voir à son sommet … mais il se peut qu’ils n’aient pas de réactions normales devant la hauteur, ici au Rebord. Nous avons rencontré beaucoup de gens étranges dans nos expéditions, et quelquefois nous avons pu commercer, d’autres fois nous avons dû nous battre. En règle générale, je dirais que si nous gardons nos armes hors de vue et nos marchandises en évidence, ils réfléchiront d’abord avant de recourir à la violence. J’aimerais descendre. Est-ce que le radeau passera dans ces gorges, à votre avis ?
Lackland prit son temps.
— Je n’avais pas pensé à cela, admit-il après un moment. J’aimerais d’abord les mesurer plus précisément. Peut-être serait-il préférable que la chenillette descende seule, avec vous sur son toit et quiconque voudrait profiter du voyage. Ainsi, nous aurions l’air plus pacifiques, en outre … Peut-être ont-ils vu les armes que vos hommes portent, et si nous les laissions derrière nous …
— À moins que leurs yeux ne soient bien meilleurs que les nôtres, fit remarquer Barlennan, ils n’ont rien vu de nos armes. Toutefois, j’admets que nous ferions mieux de descendre d’abord mesurer … ou mieux encore de commencer par tirer le vaisseau de l’autre côté, et ensuite de descendre en excursion. Je ne vois pas la nécessité de mettre en danger notre bateau dans ces étroites gouttières.