— Avez-vous trouvé tout ceci pendant que je traversais ce jet de vent ? demanda sèchement Barlennan.
— Exactement … Ça m’est venu en un éclair. C’est pourquoi je suis sûr que l’air, là-haut, doit être plus dense que nous ne le pensions. Vous voyez ?
— Franchement, non. Toutefois, si vous êtes satisfait, je m’en contenterai pour l’instant. J’en viens graduellement à me fier à votre science. Cependant, théorie ou pas, qu’est-ce que cela signifie, en pratique, pour nous ? Gravir la pente sous l’haleine de ce vent ne va pas être une plaisanterie.
— Je crains bien qu’il ne faille en passer par là. Il se calmera un jour, sans doute, mais j’imagine qu’il faudra quelques mois avant que la Coupe ne se vide … peut-être une ou deux années terrestres. Je pense, Barl, que, si cela vous est possible, il vaudrais mieux tenter l’ascension sans attendre.
Barlennan réfléchit. Au Rebord, bien sûr, un tel ouragan soulèverait un Mesklinite et l’expédierait hors de vue en quelques secondes. Mais au Rebord, un tel vent ne pourrait jamais se former, puisque l’air pris dans la coupe n’aurait qu’une minuscule fraction de son poids actuel. Cela, en tout cas, était maintenant clair pour Barlennan.
— Nous allons nous y mettre, dit-il soudain à la radio, et il s’éloigna pour donner ses ordres à l’équipage.
Le Bree fut piloté à travers le courant … Barlennan avait atterri du côté opposé au plateau. Puis le navire fut tiré largement hors du fleuve et on attacha ses amarres à des pieux, car il n’y avait pas de plantes capables de retenir le chargement si près de l’éboulis. Cinq marins furent choisis pour demeurer près du bateau. Les autres se harnachèrent, assurèrent les cordes de leurs sacs aux harnais et se lancèrent aussitôt vers la pente.
Tout d’abord, le vent ne les inquiéta pas. Barlennan avait choisi l’approche évidente, par le côté du cône de déjection. Ses parties les plus éloignées, comme ils l’avaient vu, étaient composées de particules relativement petites … sable et cailloux minuscules. À mesure qu’ils montaient, les fragments de roc devenaient plus grands. Tous voyaient bien la raison de ceci : le vent pouvait entraîner les plus petits morceaux plus loin, et ils commencèrent à s’inquiéter un peu de la taille des rochers qu’il leur faudrait gravir dans la fissure elle-même.
Il ne leur fallut que quelques jours pour atteindre le côté de l’ouverture dans la muraille. Le vent, là, était un peu plus frais. Quelques mètres plus loin, il surgissait du tournant avec un grondement qui rendait les conversations plus difficiles à mesure qu’ils approchaient. Des remous occasionnels les frappaient, leur donnant un léger avant-goût de ce qui les attendait, mais Barlennan ne fit halte qu’un instant. Puis, s’assurant que son sac était bien accroché à son harnais derrière lui, il se reprit et rampa au plus fort du vent de tempête. Les autres le suivirent sans hésitation.
Leur plus grande crainte ne se réalisa pas. Il ne fut pas nécessaire de gravir des rochers isolés. Il y en avait, certes, et de gros, mais chacun d’eux offrait, sous le vent, une rampe de sable plus fin qui avait été accumulé à l’abri par le flux éternel. Ces rampes se chevauchaient souvent et là où ce n’était pas le cas, il était toujours possible de franchir contre le vent la distance qui les séparait. Leur route, ainsi, était tortueuse, mais ils montaient, lentement.
Ils durent modifier leur idée que ce vent n’était pas si dangereux. Un marin eut faim, s’arrêta derrière ce qu’il pensait être un abri, et essaya de saisir quelque chose à manger dans son sac. Un tourbillon enveloppa le roc qui l’abritait, causé probablement par sa seule présence qui modifiait l’équilibre obtenu après des mois et des années de vent régulier, et ce tourbillon pénétra dans le sac entrouvert. Celui-ci agit comme un parachute, arracha l’infortuné marin de son abri et le précipita sur la pente. En un instant il avait disparu dans un nuage de sable et ses compagnons détournèrent les yeux. Une chute de quinze centimètres pouvait tuer, sous cette gravité, et il y aurait un grand nombre de ces chutes avant que leur camarade n’atteigne le bas. S’il avait de la chance, de toute façon les centaines de livres de son propre poids allaient racler les rochers assez durement et rapidement pour que le résultat soit le même. Les survivants plantèrent leurs pieds un peu plus profondément et abandonnèrent toute idée de se nourrir avant d’avoir atteint le sommet.
Jour après jour, le soleil traversa devant eux, brillant le long de la faille. Jour après jour, il apparut derrière, étincelant dans l’ouverture opposée. Chaque fois que les rocs d’alentour s’éclairaient sous sa lumière directe, ils étaient un peu plus haut dans leur trajet. Chaque fois, ils commençaient à le remarquer, le vent était un peu moins furieux en grondant le long de leur corps. La fissure était visiblement plus large et la pente plus douce. À présent ils voyaient la falaise s’ouvrir, devant et sur les côtés, et enfin le chemin devint quasiment horizontal et ils purent distinguer les vastes régions du plateau supérieur s’étalant à leurs yeux. Le vent était encore fort, mais non plus mortel, et comme Barlennan ouvrait la voie vers la gauche, il décrut encore. Sa provenance n’était pas nettement définie comme plus bas, il s’engouffrait dans la fissure de toutes les directions, mais de ce fait même sa force diminuait rapidement à mesure qu’ils laissaient la cassure derrière eux. Enfin ils se jugèrent assez en sécurité pour s’arrêter, et tous, immédiatement, ouvrirent leurs sacs et se régalèrent d’un repas, le premier depuis trois cents jours … un long jeûne, même pour des Mesklinites.
Leur faim rassasiée, Barlennan se mit à examiner le pays devant eux. Il avait arrêté son groupe sur l’un des côtés de la cassure, presque au bord du plateau. Le sol s’abaissait sur près de la moitié de l’horizon, plutôt décourageant. Les rocs étaient plus gros, et il faudrait les contourner … Gravir le moindre d’entre eux était impensable. Conserver une direction, même, serait impossible, nul ne pourrait voir à plus de quelques mètres dans tous les sens lorsqu’ils seraient environnés par les rochers, et le soleil était parfaitement inutile pour se guider. Il serait nécessaire de se maintenir près du Rebord (mais pas trop près, pensa Barlennan en réprimant un frisson intérieur). Le problème de trouver la fusée quand ils atteindraient son voisinage devrait être résolu sur place. Les Volants, sûrement, pourraient apporter leur aide, alors.
Le problème suivant, c’était la nourriture. Il y en avait assez dans les sacs pour longtemps … probablement pour les douze cents kilomètres du retour jusqu’à l’endroit où était arrêté le Bree auparavant, mais il faudrait trouver un moyen de les renouveler, car les vivres ne dureraient pas assez pour le voyage d’exploration. Et ils ne leur permettraient pas de demeurer près de la fusée, fût-ce peu de temps. Un moment, Barlennan désespéra de trouver une solution, puis elle lui apparut par degrés. Il la retourna sous tous ses angles et, enfin, décida qu’il ne pourrait pas trouver mieux. Après en avoir arrêté les détails, il appela Dondragmer.