Nanti de ce précieux renseignement, je retourne sur la terrasse.
Mathias et l’agent qu’il a mobilisé ont mené à bien l’opération « pêche à l’asticot ». Le sieur Vladimir X… est maintenant étalé au bord de la trappe, prêt à quitter l’immeuble.
C’est un type blond roux, au visage lombaire. Il a le nez large ; des grains de beauté parsèment ses joues. Il porte un costar dans les tons feuille-morte (elles aussi), bien coupé, très mode. Sa chemise s’orne, si je puis dire (et le pouvant, je ne m’en prive pas) d’une auréole carmin. Sa plaie au cou ressemble à une seconde bouche qu’on lui aurait pratiquée à la va vite.
Je désigne le cadavre à Mathias, lequel s’active dans la lumière blême et insuffisante d’une torche électrique.
— Alors, que t’a-t-il déjà raconté ? demandé-je au Rouquin.
Mathias loche la tête.
— Il a été tué d’un coup de hallebarde dans la poitrine, annonce-t-il.
Je sourcille.
— Qu’appelles-tu une hallebarde, fiston ?
Le Rouillé panique de la coiffe. Son regard de chat me jette des éclats éplorés semblables à ceux d’un faux brillant.
— Mais j’appelle une hallebarde, une hallebarde, patron !
— Une vraie, comme en avaient les archers du roy ?
— Bien sûr. Certes, l’arme est peu commune, mais aucune erreur n’est possible. La plaie parle. Cela commence par une pointe effilée, puis qui devient carrée avant de s’élargir et de se denteler. La victime a eu le cœur déchiqueté car le meurtrier n’y est pas allé avec le dos de la cuiller. Par contre, l’entaille au cou est due à un couteau. Le décès remonte, à vue de nez, à cinq ou six jours…
A vue de nez est bien de circonstance. Ce qu’il peut fouetter, Vladimir ! Maintenant qu’il est à mes pieds, son odeur devient insoutenable. L’assistant provisoire du Rouquin est un jeune agent tout livide. Peut-être connaît-il cette nuit son baptême du feu ?
— Voici son portefeuille, ajoute mon précieux collaborateur en prenant une pochette de box noir sur la table de jardin, je vous laisse le plaisir d’en faire l’inventaire.
— Merci. Il ne te reste plus pour ce soir qu’à essayer de déterminer l’endroit où on l’a hallebardé.
— C’est déjà fait. A vrai dire, j’ai pu établir la chose avant de rattraper le corps.
— Où a-t-il été buté ?
— Dans l’escalier, affirme l’Incendie.
— Quel escalier ?
— Celui qui donne accès à la terrasse.
J’en reste comme les deux ronds de flan que vous n’avez pas bouffés le jour de votre crise de foie.
— Tu prétends qu’on l’a tué dans la chambre du dessous ?
— C’est évident. Venez que je vous montre.
Nous redescendons d’un niveau. Mathias passe le second, non pas sur mes talons, mais sur mes phalangettes.
Il s’arrête à mi-hauteur de l’échelle de meunier.
— Ici ! me dit-il. La victime gravissait ou descendait les degrés. Quelqu’un qui se tenait dans la pièce, à peu près devant la commode, avec la hallebarde, lui a décoché un coup terrible à travers l’échelle. Regardez, il y a des traces d’éclaboussures contre le mur à ce niveau et, bien qu’on ait nettoyé l’escalier, du sang est resté dans les interstices de ce barreau.
J’opine. L’affaire prend un tour nouveau. Jusqu’alors je pensais que le drame était resté extérieur à l’appartement, et puis non…
Pour lors, me voici plus décontenancé qu’un bidon de lait sans fond.
— Dis donc, Mathias, si le camarade du haut a morflé un coup de hallebarde dans le poitrail, ça a dû souiller la moquette, non ? Et ça, c’est pas avec de l’enzyme glouton que tu peux rectifier la situation.
Il me désigne le plancher.
— Sous l’escalier il y avait un tapis. On aperçoit très nettement sa délimitation. Regardez comme justement cette partie de la moquette est plus petite que l’autre, plus neuve…
— On l’aurait retiré ?
— C’est certain.
— Parfait. Tu viens grandement de déblayer le terrain, mon canard. Je vais te charger d’un dernier petit turbin, ensuite de quoi tu pourras retourner chez toi faire un gosse. Les bébés conçus de nuit sont de loin les meilleurs.
Il a un petit sourire confus, Mathias. Des gosses, il s’en paie un par an, en moyenne, et même davantage, car il a des jumeaux dans sa collection.
— Que désirez-vous, monsieur le commissaire ?
— La hallebarde, mon chéri. On ne trimbale pas ce genre d’outil avec soi, sauf lorsqu’on est suisse d’église ou qu’on joue « Marie Stuart et son hommelette de François II » à la Comédie-Française. L’arme du crime a été « improvisée », si je puis m’exprimer ainsi. Elle se trouvait donc dans l’appartement. Déniche-la-moi, elle ou sa trace si on l’a fait disparaître.
Ayant donné mes directives, je m’assieds sur le plumard des donzelles pour explorer le portefeuille. En réalité, il s’agit d’une simple pochette ouverte sur deux côtés, à l’intérieur de quoi se trouvent une carte d’identité et un permis de conduire au nom de Vladimir Kelloustik, né à Lodz, Pologne voici une trentaine d’années et domicilié à Paris rue des Francs.
— Bourgeois. Je déniche en outre un reçu de lettre recommandée et la photographie d’une jeune femme blonde et triste tenant un bébé sur ses genoux.
Me voici plus tracassé qu’un montreur de marionnettes qui aurait des morpions. Un vrai seau de goudron, mes enfants. Bien chaud, bien noir, bien fumant !
On se paie le petit résumé d’usage pour tenter d’y voir un peu plus clair et d’un peu plus près ?
Deux braves gougnes vivaient en paix.
Fable ! Elles vivent confortablement dans un luxueux duplex de l’île Saint-Louis.
L’une (qui est le l’un du couple) est un personnage connu, gagnant largement sa vie avec sa musique. L’autre une jeune fille intéressante et travailleuse.
Un soir, en prenant l’air sur sa terrasse, cette dernière, (selon ses dires), découvre sur le toit le cadavre d’un homme qu’elle connaît de vue.
La victime ? Un Polonais de Paris qui fut plus ou moins compromis dans une histoire de faux talbins et qui hante l’île, avec un chevalet comme paravent.
Au lieu d’appeler au secours, que fait la brave jeune fille ? Rien.
Vous avez bien lu ? Attendez, ne cherchez pas vos besicles, on va vous l’écrire en majuscules. RIEN !
Elle garde pour elle cet étrange secret. Et elle attendra 48 plombes sans rien faire ni rien dire. Insensé, hein ?
Mais le mort commençant d’empester le quartier, elle se décide et tente de timides démarches du côté de la maison Pébroque.
Extrêmement timides, ces démarches, puisque la frite de mon collègue Martini ne lui revenant point, elle ne lui parle de rien. Si elle me met sur la voie, moi, c’est vraiment en rechignant, en minaudant presque !
De plus en plus saugrenu, dites, mes fils !
Bon, le tohu et le bohu policier se mettent en branle et le roi du Labo découvre en un temps record :
— que Vladimir Kelloustik a été trucidé avec une hallebarde.
— qu’on l’a buté dans la maison.
— qu’on a nettoyé les lieux après le meurtre et fait disparaître un tapis vraisemblablement très ensanglanté.
Notons que les deux occupantes de l’appartement prétendent tout ignorer du drame.
Malgré tout, Rebecca déclare que ça se gâte lorsqu’elle entend Pinaud alerter le labo et se sauve en pleine nuit, après avoir recommandé à ses copines d’amuser les roussins pendant qu’elle les met.