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Ainsi, lorsqu’elles décident ingénument que Rebecca a tué Vladimir et l’a jeté par-dessus la barrière, le San-A. démarre illico sur ce canevas et vagabonde du ciboulot. Il se dit qu’il y aurait au moins deux personnes sur les lieux du meurtre puisque le Polak a été cigogné dans l’appartement et non sur la terrasse. Un homme seul, même très fort, n’aurait pu le hisser sur cette dernière, car l’échelle de meunier est abrupte et la trappe assez étroite. Il était donc nécessaire qu’une personne tire et qu’une autre soutienne le mort. Vous pigez, bande de sclérosés ?

Ah ! fasse le ciel (et ma perspicacité) que je retrouve la petite conne ! Je me charge, comme disait Lamartine, de lui tirer les vers du nez.

Il s’appelle Jean Naidisse, le bijoutier de Saint-Franc-la-Père. Son blaze est écrit en anglaise dorée sur la vitre de sa boutique. On le voit scintiller à travers la grille noire. N’apercevant pas de sonnette, je décide de le héler. Seulement, histoire de ne pas le paniquer, c’est Berthe que je charge de cet exercice vocal, une voix de femme étant plus rassurante qu’un organe masculin.

La Gravosse descend de chignole et se campe sur l’étroit trottoir pour bramer des « M’sieur Naidisse ! » qui illuminent rapidement toute la rue.

Mme Pinaud contemple sa « collègue » dans la lumière dorée de mes phares.

— On se demande ce qui lui passe par la tête pour s’habiller ainsi, chichigne la Vioque. Ma parole, elle se prend pour une jeune fille !

— Elle l’est de cœur, ma chère amie, soupiré-je. L’innocence est une jouvence.

C’est vrai qu’elle a une drôle de dégaine, Berthy, dans son accoutrement. Avec sa minijupe, ses cuissots monstrueux, sa poitrine à la débandade, sa chevelure décoiffée, sa trogne constellée de verrues angora, elle ressemble à du Gus Bofa.

Une croisée s’illumine, puis s’ouvre au-dessus de la bijouterie et un bonhomme effaré joue au baromètre suisse au risque de se défenestrer. Il a une tronche à annoncer la pluie, Jean Naidisse à Saint-Franc-la-Père. Un instant plus tard, lorsque sur mon injonction (de coordination) il délourde la petite porte jouxtant celle de son magasin, le plan américain que j’ai de lui me confirme la chose. C’est la navrance vivante ! La cruauté du sort faite homme ! Le ratage déguisé en bijoutier de banlieue. Imaginez un quadragénaire déplumé et grisâtre, avec du mou dans la maigreur et de l’abandon sur les livres. C’est une espèce de brouillon de vieillard ! Un projet de cadavre ! Son œil gauche, écarquillé par l’usage prolongé de sa loupe d’horloger, a l’air non seulement artificiel, mais de surcroît mal imité. Des plaques d’origine plus ou moins eczémateuse le marbrent. On dirait qu’il n’a jamais été enfant. Qu’il est né comme ça, qu’il n’a pas pu le devenir.

— Monsieur, oui ? On me demande ? Que me veut-on ? C’est à quel propos ? Il y a un malheur ? J’ai fait quelque chose ? bavoche le pauvre bonhomme dans une langue qui est plus du moribond ancien que du français moderne.

Je l’achève.

Faut achever les agoniques, par tous les moyens. L’euthanasie, ça aide à vivre.

— Police !

Alors il perd pied. Il en perd un… Se balance sur l’autre. L’horloger est devenu pendule. Son regard est blanc comme un cadran, ses yeux menus indiquent huit heures vingt.

— Vous l’avez retrouvé ? demande-t-il dans un zéphyr.

— Qui ça ?

— Eh bien, mais… Charles, mon fils ?

Il éternue.

— Entrons, dis-je, vous allez prendre froid.

Je le refoule avec une douce autorité. Il recule dans un vestibule jaunâtre, encombré de plantes vertes dont les cache-pot s’étagent sur des rayons disposés à des niveaux différents. Pour suivre ce couloir botanique, faut avancer de profil. On gagne ainsi un salon médiocre, aux murs moins joyeux que ceux d’une pissotière. Des sièges cannés et des meubles infâmes encombrent la pièce.

— Pourquoi me demandez-vous si l’on a retrouvé votre garnement ? demandé-je en m’asseyant.

— Mais, parce que… enfin, étant donné les circonstances, je me demandais…

Je devrais éprouver quelque compassion pour ce père meurtri. Au contraire, il m’énerve. Son affliction écœure. Certaines peines ressemblent à des cancrelats. On a envie de les écraser.

— Quelles circonstances ?

— Ben, Charles s’est évadé, n’est-ce pas ?

— Quand ?

Il ne pige plus. Ma qualité de poulardin l’a branché sur une fausse piste.

— La semaine dernière… Il s’est sauvé du tribunal…

Tiens, je me rappelle confusément avoir lu ça dans la presse. Quelques lignes à la trois. Un dévoyé qui passait en correctionnelle…

— Je pensais que vous l’aviez arrêté, conclut le bijoutier.

— Je ne viens pas pour Charles.

Un peu de bonheur détend sa bouille dévastée.

— Vraiment ?

— C’est votre belle-sœur qui m’amène.

— Marcelle ?

J’ai une fraction d’hésitation, puis je me souviens que Rebecca se prénomme Marcelle et j’acquiesce.

— Oui, Marcelle. Je veux la voir d’urgence.

— Comment ça, la voir ? Elle n’habite pas ici !

On lit clairement sur sa cerise qu’il dit vrai. Je me suis payé des illuses en espérant que la fugitive est venue chercher asile à Saint-Franc-la-Père.

— Elle habite l’île Saint-Louis, reprend le navré, avec…

— Georges Campary, je sais. Mais elle en est partie pour venir vous voir, du moins je le suppose.

Il secoue la tête.

— Non ! Non !

— On va s’en assurer ! dit la voix péremptoire de B.B.

Elle m’a suivi, l’Ogresse. Campée dans le couloir, elle assiste à la scène d’un œil critique.

— Mais puisque je vous affirme ne pas l’avoir vue ! éplore l’horloger.

Sur quoi, dame Berthoche s’avance sur lui comme un chasse-neige dans la tourmente.

— Les affirmances d’un type que son fils est un évadé de prison, je m’en torche ! déclare-t-elle sèchement. Sans rire, on irait où est-ce si on prêterait attention aux mensonges des éleveurs de gibier de poterne !

L’autre blêmit de plus en plus sous l’insulte.

— Mais, madame !.. bredouille-t-il.

Une mornifle administrée comme un revers de raquette lui fige ses protestations dans le râtelier.

— La boucle, je vous prie, hé, vieille tarte ! Sans blague, ça se permettrait de protester avec un garnement en cavale ! Ça pousse son môme au crime et ça plastronne comme un pou dans la chevelure d’une Suédoise !

— Calmez-vous, ma chère Berthe, interviens-je vivement, soucieux d’éviter une nouvelle hécatombe.

— Oh, n’ayez crainte, s’empresse la Baleine, je suis très calme, seulement je déteste les bonshommes qui jouent les affranchis. Que ce gredin roule les mécaniques devant nous, en ayant un fils bandit et une belle-sœur assassine, qu’est-ce vous voulez : ça me révolte !

— Ma sœur, un assassin ! balbutie une voix semblable au bruit que ferait un moulin à poivre empli de plombs de chasse.

La bijoutière vient de surgir. C’est pas un bijou. Pas même un cadeau ! Elle est décharnée, anguleuse, sous sa robe de chambre de pilou rouge. Ses cheveux ternes pendent le long de sa figure comme les tentacules d’une pieuvre morte. Ses dents supérieures avancent considérablement au-dessus de son menton crochu et elle ne possède pas suffisamment de lèvre pour les recouvrir.

La pauvre femme doit souffrir d’une laryngite, si j’en juge à son timbre caverneux.