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Elle nous enveloppe d’un regard désastré qui ressemble aux regards de certains clowns dont le maquillage est très épais.

— Tiens, v’là aut’chose ! gronde Berthe en l’apercevant. La maman du petit gredin, je suppose ? Quelle famille ! Surveillez-moi ce joli monde, San-Antonio, du temps que je vais fouiller leur repaire. Des bijoutiers mon cul, si vous voudrez le fond de ma pensée. Ça sent le receleur dans cette taule !

La bijoutière s’indigne.

— Vous n’avez pas le droit de nous insulter ! Pas le droit de perquisitionner chez nous sans mandat ! Pas le droit de…

— Ah, mouais ? la toise Berthe. Continuez, vous m’intéressez ! Si, si, continuez qu’on se marre un grand coup ! Pas le droit ! La police ! Pas le droit ! Chez des ganstères ! Pas le droit ! Et si on les arrêtait, commissaire ? Dites ! Ce serait pas pain bénit ? Tous les deux, comme otages, en attendant qu’on retrouve leur gamin et la frangine ! Ça nous ferait quèque chose à guillotiner en cas de besoin ! Passez-leur-z’y donc les menottes ! Tout de suite, je vous conjure. Ne serait-ce que pour m’être agréable ! Des loustics de c’t acabit, qui te vous narguent et te viennent vous causer de leurs droits, faut pas leur avoir la moindre compassion. M’étonne pas que leur môme soye devenu une graine pareille. Tel père, tel fils, comme on dit dans la Bible. C’est comme bijoutier, je vous demande un peu… Vous parlez d’un exemple pour un enfant ! Toujours à lui faire miroiter des ors et des pierreries sous le nez depuis qu’il est au monde ! La loi devrait interdire ! Exciter les penchants d’un gamin de la sorte, y a de l’abus ! Ça a un nom, hein ? Incitation au débauchage si je me trompe pas ? Les menottes, je vous prie !

J’ai grand mal à apprivoiser la mégère. Les fonctions qu’elle s’est octroyée pour la nuit lui montent au ciboulot. De sauvages instincts qui macéraient dans sa graisse se dégagent brusquement et s’épanouissent. Aussi dois-je monter le ton et montrer mes gros yeux pour lui juguler les outrances. D’un pas ulcéré, Berthe s’évacue dans l’appartement des bijoutiers pour s’assurer qu’il est parfaitement vide.

Ouf ! Enfin seul avec le triste couple. Ça se voit comme la tour Eiffel qu’ils sont victimes d’un sort mauvais, les pauvres diables. Le malheur leur perle aux pores de la peau comme de la sueur. Ils marinent dans les afflictions depuis longtemps, toujours peut-être ? Des paumés originels, des pas-de-bol à vie ! La pétoche s’est collée à eux une fois pour toutes, les parasites, pompe leurs dernières énergies, ronge leurs ultimes espoirs.

— Pardonnez le numéro de l’Ogresse, leur dis-je en souriant, sa présence ici serait trop longue à vous expliquer. Elle est gueularde mais pas méchante.

— Qu’est-il encore arrivé ? soupire la dame à la voix sépulcrale.

Son « encore » résume la persévérance de leurs déboires. Deux navigateurs de la merde, ils sont ! Cap sur la pommade ! En avant toute ! Bon vent, les gars ! Au cassoulet…

— On a trouvé le cadavre d’un homme sur la terrasse de votre sœur…

J’ai de la peine à dire « votre sœur ». Elles se ressemblent si peu. L’une est jeune, appétissante. L’autre déjà vieillotte et pas regardable. Elles ont autant de points communs qu’une pêche non cueillie et la couenne de lard jaune fiché dans les dents d’une scie.

— Car Marcelle est votre sœur, n’est-ce pas ?

— Ma demi-sœur…

Ah bon, c’est déjà ça de récupéré.

— Je l’ai pour ainsi dire élevée, explique la bijoutière. Vous dites, un cadavre d’homme sur leur terrasse ? C’est affreux.

— Pendant nos investigations, tout à l’heure, votre sœurette s’est sauvée.

— Comment, sauvée ?…

— Elle a dit à des amies que « ça se gâtait », ce sont ses paroles. Puis elle a décroché son manteau et elle est partie précipitamment.

« En pleine nuit, j’ai pensé qu’elle viendrait chercher refuge chez vous. »

— Non, non, glapouille le bijoutier. On ne l’a pas vue, n’est-ce pas, trésor ?

Trésor ! Je vous jure, y a que des gus pareils qui peuvent se permettre de tels sobriquets. Il est dans une vieille chaussette, le trésor.

— Vous n’avez reçu aucun coup de fil d’elle ? insisté-je.

— Absolument pas !

Je les regarde, très maître d’école cherchant à percer le mensonge dans sa classe. Ils semblent éperdument sincères.

C’est alors qu’il se produit quelque chose, mes fieux. Dans la fliquerie, ce qui nous aide beaucoup, c’est le hasard, la complicité des événements. Combien de fois, lors d’une enquête, ai-je rencontré, oui, bêtement rencontré, l’individu que je coursais. Seulement allez donc bonnir ça dans un livre… Vos lecteurs vous le fileraient à la frime en vous traitant d’imposteur, de dégénéré, de constipé du bulbe, de truqueur anémié et autres… Ce qu’il leur faut, c’est du Légo bien assemblé. De la pièce montée très hardie. Des rebondissements ! Surtout des rebondissements. Un cadavre à la fin de chaque chapitre. Que ça chancelle dans leur comprenette. Ils aiment se faire embrouiller la pensarde. Alors tu parles, si tu leur déclares que tu cherches Césarin pour une question de vie ou de mort et que tu leur annonces qu’il est assis au café de l’Univers, en bas, devant un diabolo grenadine, ils crient au méchant scandale. A l’abus d’incrédulité ! Ils te répudient.

En vertu de ce grand principe, moi, dans ma conjoncture ci-dessus, je devrais m’écraser. Pas moufter à propos de l’incident. Faire comme si de rien n’était. Mentir par omission, c’est pas du vrai mensonge, mais de « l’aménagement ».

Seulement moi, vous me connaissez ? Brèmes sur table, toujours ! Les yeux dans les yeux avec mon lecteur. Entre lui et moi, c’est une question de confiance. La vérité pleine et entière ! Il sait que je ne lui filerais pas un morceau de bout de détail qui ne soit rigoureusement exact, contrôlable. Je n’ai pas le droit de biaiser. Les galoups, je les laisse aux petits besogneux chétifs. Aux faux martes qui, croyant vendre du vent (et s’en vantant) ne vendent en fait que des pets.

Au moment même où le marchand de grigris m’affirme que sa belle-sœur n’a pas téléphoné, le biniou carillonne dans l’appartement. Il a une drôle de voix, leur bigophone aux joncailleux. Une voix qui va avec les leurs.

Grelottante, fêlée, exténuée. Ça fait sonnerie de petite gare perdue le long d’une voie très secondaire dont la suppression n’est qu’une question de jours.

Ils sursautent.

Je les estimais au bout de la blêmissure. Complètement décolorés.

Eh ben non : ils réussissent à pâlir encore un peu plus. Des morts. Des sujets de cire représentant des morts ! Nuance ! Tout est dans la nuance ! S’exprimer, c’est préciser. Même dans Picasso le poil de cul est présent. Il n’est pas omis, mais interprété : et il continue de friser.

Les marchands de montres n’osent se dévisager.

Un coup de turlu à une heure du matin, chez beaucoup de gens ça ressemble à un début de catastrophe.

Je cherche l’appareil et le découvre sur une console de faux bois représentant du faux marbre. J’hésite. Mais juste pour dire. Puis je décroche et je fais « allô » d’une voix aphone, creuse, basse, profonde.

A l’autre bout, une femme demande précipitamment :

— Je suis chez monsieur et madame Naidisse ?

— C’est elle-même, répond l’impudent San-Antonio.

— Ici Thérèse. Dites, vous avez des nouvelles ?

— Non ! réponds-je…

Il me semblait percevoir un bruit de crécelle, en arrière-plan sonore. Un bruit haché, maladroit.

— Moi non plus, fait Thérèse. Oh, ce que je suis ennuyée, si vous saviez…

— Qu’est-ce qu’il y a ?