Berthe avance en tête, portant le bébé emmitouflé entre ses seins. Le v’là entre le bœuf et l’âne, ce Jésus. C’est une crèche à elle toute seule, Mme Béru.
La poivrote suit d’une allure dandinante. Elle marche comme un canard qui aurait mis des sabots. Je ferme la marche à double tour en contemplant l’eau grise frissonnant à la lumière des lampadaires. Est-ce bien la même Seine qu’à l’époque de la tour de Nesle ?
Depuis le temps qu’elle se fait des lavages d’estom, la Seine, elle a dû devenir autre chose, non ? Il a pas conservé toujours le même cru, le plateau de Langres. Ni les mêmes crues. Et en route de cours (pour ne pas dire en cours de route) avec les véroleries tant et plus déversées, avec ces ignominieux résidus dont on lui confie l’ébouage, polluée jusqu’à l’agonie du dernier goujon, vous pensez bien qu’elle a changé son âme et son sirop, la Seine ! Ses berges, elles-mêmes, déguisées en circuit automobile… Reste plus que les monuments de Paris qui s’y mirent, s’y admirent encore… Et pour combien de temps ? Deux, trois générations, vous croyez ? Après, plus d’histoire : Buildinges ! Gratte-chiasses et consorts. Tour de ceci, de cela. Tour de cons ! Super-super-clapiers ! Les pyramides humaines ! Elle fera tarter tout le monde, la Seine ; on la recouvrira pour ne plus la voir. On en fera officiellement un égout ! Un collecteur à pourritures. Une chasse d’eau ! Le mode d’évacuation le plus rapide (malgré ses méandres) pour les scories cataracteuses de Paname. Le trait d’union entre nos merdes et l’Océan.
L’arche du Pont Marie…
En avant arche !
J’ai beau sonder l’obscurité, je ne vois personne.
— Ben, é yé plus ! bougonne la chiquerenaude.
Je suppose que les tourmenteurs de Thérèse Kelloustik sont revenus sur leurs pas. Elle a dû fuir encore. Effectivement, on ne trouve sous le pont que le maigre bivouac de la pionarde : des sacs, des boîtes de conserve vides, un paquet de hardes informes et infâmes.
— La salope ! fulmine la Marquise du Pont d’Enamouré, elle a calté en laissant ma boutique à l’abandon.
— Elle reviendra, promets-je. Puisqu’elle sait que vous allez lui ramener son bébé.
— En attendant, continue l’hargneuse, on aurait pu me cambrioler !
— Qu’est-ce on fait ? interroge Berthe. C’est plein de courants d’air, le petit chouminet va s’enrhumer ! Sans compter qu’on reçoit de la flotte sur la figure, ici, ajoute-t-elle en se torchant la joue d’un revers du coude.
Je la regarde. Une traînée pourpre s’étale sur son visage.
On dirait du sang !
J’actionne ma loupiote de fouille.
C’est du sang !
CHAPITRE IV
VLAN !
— Qu’est-ce vous me regardez comme ça ? roucoule la Bérurière, toujours prête à se laisser escalader le mont de Vénus et à accorder ses faveurs au premier de cordée.
Une seconde goutte s’abat sur son front pur purin. On dirait qu’elle vient d’effacer une bastos dans le promontoire. Un effet saisissant, mes tendresses. Comme précédemment, le cétacé essuie sa vitrine. Pour le coup, le gars bibi lève sa loupiote afin d’inspecter les « zenlairs ». Le faisceau fureteur et blême capte soudain une vision fugitive qui ferait se dresser les cheveux d’une statue de marbre représentant Yul Brynner dans le rôle d’une boule d’escalier de verre.
Entre l’arche et la culée du pont il y a un espace triangulaire, noir comme la nuit où les spéléologues oublièrent leurs mazda au vestiaire de la grotte. Sortant de l’ombre, mes chères chéries, un bras !
De femme !
Blanc nacré. Inerte. Un ruisselet de sang s’y tortille comme un serpent rouge. Parvenu à l’extrémité des doigts, il goutte.
Je prends du recul pour mieux voir. Ma lumière flageolante tire des ténèbres une mince silhouette. Je découvre une robe bleue, une veste en lapin ennobli, une chevelure blonde.
Qu’est-ce que vous pariez qu’il est désormais orphelin, le petit Antoine ?
Ses vieux sont cannés drôlement.
Pour l’instant il ne moufte pas. Faut croire qu’il se sent confortable entre les brandillons de Berthe. Il est vrai que sur des traversins pareils on peut se prélasser à loisir.
— Elle est morte ? bredouille la femme Bérurier.
Je file ma loupiote à la clocharde.
— Faites-moi clair, la mère, je vais aux renseignements.
Là-dessus je pose le pied sur la saillie de pierre de la culée d’arc-boutant. Sans effort je me coule dans la sombre niche. Les pieds de Mme Kelloustik sont appuyés contre la tête proéminente d’un énorme rivet. Elle a quitté ses chaussures pour avoir plus d’adhérence. D’où je me tiens, j’en avise une sous le pont. Cette godasse me permet de reconstituer le drame.
La pauvre fille était pourchassée par deux vilains et la clocharde lui a sauvé la mise. Les deux gars ont continué leur chemin (de halage). Seulement la berge cesse à la pointe de l’île. Ils ont dû explorer soigneusement le coin, puis ils sont revenus sur leurs pas. Mme Kelloustik les a vus réapparaître. Alors elle s’est cachée entre le pied de l’arche et la culée de pierre. Son tort est d’avoir voulu se hisser le plus haut possible. Elle a eu du mal à se cramponner. Un de ses souliers est tombé, révélant sa présence. Ses tourmenteurs se sont fait la courte échelle et celui du haut n’a eu qu’à vider un chargeur presque à bout portant sur la malheureuse (ou sur la bienheureuse, dans l’hypothèse où le Seigneur l’aurait accueillie illico dans son paradis, sans lui imposer d’examen de passage).
— La lampe ! réclamé-je.
L’édentée me refile l’objet. Tu parles d’un gâchis, Prosper ! Ils te l’ont ravagée de première, la petite maman ! Huit pralines au moins sur une surface de quelques centimètres carrés ! La nuque n’existe plus. Le cou est déchiqueté et j’avise un énorme trou rouge sous l’aisselle gauche. Par acquit de conscience, je palpe la mère d’Antoine.
Gestes superflus. Le moteur est naze. Fort contrarié, je saute de mon perchoir, aux pieds de Berthy.
— Ils l’ont eue ? demande-t-elle.
— Recta. Ces gars-là étaient mieux équipés que la Villette nouvelle formule.
— Moi, tout ça me fait chier, déclare soudain la poivrote. Où qu’il faut aller se remiser la carcasse, bon Dieu, si on n’est plus tranquille sous les ponts ! Y m’ont rien pris, au moins, ces salopards !
Et la voici qui se met à inventorier ses misères.
— Dites voir, Mémère, je soupire en m’accroupissant auprès de son bivouac. Il va falloir me parler en détail des deux zèbres en question.
Elle fulmine.
— Je t’ai tout dit, blanc-bec, fous-moi la paix !
— Vous m’avez dit qu’ils étaient deux et qu’ils portaient des imperméables, si je ne possède que ces précisions-là pour les retrouver, ils seront morts de vieillesse avant. Allez, aboulez la description, sinon je vous flanque tout votre barda au sirop !
La carabosse prend Berthe à témoin.
— Il le ferait ! fait-elle. Vous pariez qu’il le ferait, gueux de flic comme il est !
— Non, moi ! riposte la Gravosse. Moi je vais le faire, car je le trouve trop coulant. S’il brusquerait un peu le mouvement, on gagnerait du temps. Tenez-moi le bébé que je mette cette vieille bourrique au trot attelé, San-Antonio !
— Pas la peine, elle va parler. Elle n’a pas envie d’avoir maille à partir avec la rousse, n’est-ce pas, chère madame ? Bon, vous disiez qu’ils étaient deux. Deux, comment ?
Mémère se convulse. Vous materiez sa frime… La princesse Margaret sur sa dernière photo couleurs ! Celle où on la voit faire semblant de sourire à Tony. J’exagère un peu ; ma clocharde, elle, ne ressemble pas à la reine Victoria ! Je me rappelle mon copain Marcel. Y a une quinzaine d’années, son tourment c’était de s’embourber la demoiselle Windsor. Il en rêvait la nuit. Le jour, il se perdait dans des langueurs. Chez lui, c’était tapissé de photos représentant Margaret à pied, à cheval, à la revue, en carrosse, en short et à Venise. Une vraie pâmoison, ça lui provoquait, cette princesse britiche. Il s’excitait pas sur la frangine, vu que c’est un farouche conservateur, Marcel et que du moment qu’une femme est reine, il la poursuit jamais de ses assiduités. Préférerait se cogner le pape (qu’est-ce qu’il risque : il est protestant !) plutôt que de commettre un crime de baise-majesté ! Mais la Margaret, ce qu’il a pu m’en rebattre les tympans ! La façon qu’il la fourrerait maison ! Des manières hussardes, il prévoyait. Des positions rarissimes, qu’ont encore jamais franchi le Channel (comme disait la pauvre Coco, qu’aurait tant voulu la loquer, justement, cette Margaret, histoire de faire une bonne action). Il lui ferait le coup du sonneur de trompe, plus celui de Mme Glinglin. Et d’autres vachetées de combines à vous en faire ruisseler le douerrière des douairières. Des trucs géants, parole ! Avec concours de fouet, de gants cloutés, de griffe de tigre. On l’aurait laissé opérer, Marcel, la loi sadique revenait en Angleterre.