— Non.
Je vous ai signalé un buveur solitaire, au rade, pas vrai ? Si, si. Reprenez un peu plus haut, vous trouverez : un « type indécis d’âge et de position sociale », me suis-je complu à préciser.
Il avait probablement une manette qui traînait car le v’là qui s’approche de moi. Il porte un manteau trop ample. On lui en a fait cadeau ou bien il a beaucoup maigri.
Il a les cheveux gris, le teint pâle avec des marbrures bleutées sur les joues.
— Vous êtes le commissaire San-Antonio ? me demande-t-il.
Bien que sa voix soit sans timbre, je sens qu’il va m’affranchir de quelque chose.
— J’essaie, ricané-je.
— Je vous reconnais, je faisais partie de la maison, moi aussi, jadis.
Il baisse le ton et jette, d’un air dégoûté, comme si l’énoncé de son nom constituait une atteinte à la paix ambiante du troquet :
— Paul Manigance !
Le blaze me rappelle vaguement une moche affaire interne. Un collègue de la brigade des jeux qui rançonnait certains clubs de la capitale. Y a longtemps : dix ans au moins…
Je regarde l’homme. Il fait songer à un curé défroqué. Il y a, chez les anciens poulets, ce quelque chose d’indélébile qu’on trouve chez les religieux en rupture de sacerdoce. Une manière de ne plus être comme tout le monde. Un embarras à terminer une vie initialement promise à un ordre ou à un état.
— Oh ! oui, je murmure en lui tendant la main.
Il hésite, surpris par la spontanéité de mon geste, cherchant à lire sur mon visage si je ne le regrette pas déjà. Puis il presse ma main. Ces dix années de bannissement ne l’ont pas arrangé, Manigance. Il est devenu veuf de la maison Pébroque. Mou et imbibé.
— Vous me permettez de jeter un œil à cette photo ? Je crois pouvoir vous être utile.
Je pousse l’image vers lui. Il regarde et opine.
— C’est bien elle.
— Vous la connaissez ?
— Tout à l’heure j’ai assisté à une scène curieuse. Cela remonte à une heure environ. Je venais boire un verre ici avant de monter me coucher : j’habite l’immeuble. Une fille m’a pratiquement bousculé. Au moment où elle coupait l’angle de la place, en diagonale, une voiture est arrivée à sa hauteur. Bagnole américaine immatriculée dans la Seine. Deux hommes se tenaient dans le véhicule en question. J’en ai distingué un seul… A cause de ses cheveux…
— Ils étaient blonds presque blancs ?
— Je vois que vous êtes sur la voie. En effet, on aurait dit un albinos. Ils ont ouvert la portière du côté de la femme. Le blond est à demi sorti. Mais la fille a rebroussé chemin et s’est sauvée en courant. Elle a disparu par la rue de Birague.
— Et les deux types ?
— Un instant j’ai cru que le blond allait la courser, mais peut-être à cause de ma présence, il s’est abstenu. Il a ri jaune, comme l’aurait fait un noctambule cherchant à lever une nana et ratant son coup. Puis ils sont repartis.
— Très intéressant, collègue, approuvé-je. C’est tout ce que vous pouvez me dire ?
— Hélas. Le numéro de l’auto m’a échappé. Un vieux réflexe : j’avais jeté un œil dessus. Mais trop tard, je n’ai pu lire que le 75.
Il sourit mélancoliquement.
— On se rouille avec le temps.
— Vous êtes dans quoi, maintenant ?
Il hausse les épaules.
— Dans la dèche. Bricoles et re-bricoles. J’aime mieux parler d’autre chose.
— Vous venez prendre un verre avec nous ?
— Si vous ne craignez pas de vous compromettre…
Je hausse les épaules. En plein complexe de culpabilité, lui aussi. Comme tant d’autres…
Le gars Antoine est réveillé, et le v’là qui rameute le bistrot. Les barbus révolutionnaires cessent de révolutionner, vu que le mougingue a pris le relais. Ils nous lancent des œillades irritées.
Berthe, en termes exquis, nous donne les raisons des protestations d’Antoine.
— Ce petit dégueulasse a ch… plein son froc ! annonce-t-elle. Faudrait le changer.
Elle va à l’abordage du taulier pour lui réclamer une serviette-éponge, mais l’autre rétorque que son troquet n’est pas une maternité, qu’il est pas le dirlo du « Belvédère » et qu’il faut être de la graine de pas grand-chose pour traîner un bébé dans un café à trois heures du matin. S’ensuit immédiatement de sévères fulminances de Berthy !
Pendant ce temps, le môme gigote dans ses langes abondamment souillés. L’ex-inspecteur-chef Manigance le maintient en gazouillant des « Bouzou. vizou maïoue » qui feraient chialer un anthropophage au régime.
— Donc elle revenait ici, murmuré-je.
Etait-ce pour donner un nouveau coup de fil ? A moins que…
— Un instant, fais-je en m’éloignant, vous surveillez le mouflet, collègue ?
Il aime que je l’appelle collègue, Manigance. Ça lui remouille la compresse. Le plonge dans les félicités englouties. Son regard s’anime en entendant ce mot béni.
Je gagne le sous-sol où voisinent gogues et cabine téléphonique. Je m’engouffre dans cette dernière, ou plutôt m’y insinue, car elle est pourvue d’une porte à deux battants montés sur va-et-vient qui vous oblige à y pénétrer en faisant plusieurs voyages. La lumière s’éclaire dès qu’on pèse sur le plancher de la guitoune. Me faut pas deux regards pour retapisser le porte-cartes en cuir vert coincé entre deux piles d’annuaires. C’est bath, l’intuition poulardière, non ? Illico il a renouché le topo, mon génial cervicot. Thérèse Kelloustik est revenue ici parce qu‘elle avait oublié son portefeuille.
Je me saisis de la pochette de box. C’est un article de bas art, comme on en trouve dans les bazars marocains. D’ailleurs c’est pas du maroquin. Des incrustations en fil de cuivre arabesquent sur le volet principal.
J’imagine la jeune femme affolée, avec le petit voyou dans les bras en train de faire drelin-drelin avec son hochet. Elle a plus songé au larfouillet. Seulement comment se fait-il qu’elle n’ait pas constaté son oubli au moment de payer la communication ?
A vérifier.
J’explore l’étui de cuir. Un billet de dix raides, trois pièces de cinq pions, de la mornifle fluette… Plus une carte d’identité à son nom : Thérèse Kelloustik, née Ramulaux : 30 ans.
Presque la fleur de l’âge.
Celle, en tout cas, de l’âge adulte.
Une lettre ! Pliée menue, souvent lue, patinée par une manipulation frénétique. Les caractères sont d’un bleu incertain. Devait être au bout de son réservoir, le Bic de l’expéditeur. Y a des manques, des pâleurs… L’écriture est hâtive, pointue, convulsée.
Vous souhaitez avoir connaissance du texte, je parie ? Comment dites-vous ? C’est compris dans le prix du bouquin ? Vous avez acheté toute l’histoire au forfait ? Vous qui le dites, mes drôles ! Qui vous vend ce polard ? Mon néditeur, non ? Mézigue je m’ai engagé à rien, après tout. Je batifole un peu dans ces pages, je reste libre. Un jour, pour vous le prouver, je m’interromprai en pleine action. P’t-être pour cause d’embolie ; mais p’t-être aussi par fantaisie pure. Au moment crucial, juste comme la vérité va vous être déballée, lumineuse et totale. Boing ! Qu’est-ce qu’il découvre, le lecteur chéri en tournant sa page d’un index haletant (comme dit Claudel) ? La photo de mes fesses. Bien cadrées. Avec le mot « Fin » qui sortira de l’anus, dans un ballon, comme sur les bandes dessinées. « Fin ! » Pareil à une flatulence. San-Antonio aura enfin signé son œuvre. Mis son paraphe solennel. Donné son bon à retirer de la vente. « Ffffffin ! » Le pet, c’est le soupir du romancier. Alors que le soupir, c’est le pet du poète.
Bon, v’là que je dérape. Vite : la bafouille pour faire diversion ! Rouscailleur, mais généreux, je vous la livre donc.