CHAPITRE V
RRRRRAN !
Les Chinois, je vais vous dire… Leur seul point faible, c’est l’alphabet : y seront coincés par là. Je pressens. J’ai des visions de prophète, parfois. Et ça me colle des vapeurs ardentes. Comme me le disait récemment le père Bruckberger : « Tous les prophètes ont la trouille. Ils annoncent les catastrophes aux foules ahuries, après quoi ils courent se mettre à l’abri. » Il a raison, le cher grand Brack. C’est à l’intensité de sa frousse qu’on retapisse un vrai prophète, le différencie d’un prophète de banquets. Pour les Chinois, je vous y reviens, je les joue gagnants because la loi du nombre, des grands nombres, seulement c’est après qu’ils seront marron, les Jaunes. Pour se maintenir faut qu’y ait échange intellectuel. Or eux, y z’ont pas suffisamment de petites pagodes et de poils-de-cul-à-virgule dans les casses de leurs imprimeries pour établir une continuité de langage. Avant de se fignoler une bombe « H », ils auraient dû stabiliser leur langue.
Pourquoi je songe à eux ? Parce qu’après le résumé des chapitres précédents que je viens de dresser pour Manigance, ce dernier ne cesse de murmurer : « C’est du chinois, c’est du chinois. » Et qu’il suffit de pas grand-chose pour m’aiguiller la gamberge sur des voies de garage imprévues.
— Du chinois ! redit-il pour la énième fois plus une… Une tête coupée chez cette jeune mère… et puis l’assassinat de cette dernière… Pourquoi, selon vous, l’a-t-on tuée, monsieur le commissaire ?
Il reprend nettement du poil de l’ablette, le ci-devant poulet. Chassez le surnaturel, il revient au galop, comme disent les Lourdais. Flic pourri, il fut, mais flic authentique il demeura malgré tout.
— Elle a été tuée parce qu’elle devait savoir quelque chose de terriblement compromettant pour quelqu‘un, mon bon.
« Et le plus étrange c’est qu’elle n’avait peut-être pas conscience de ce « quelque chose ». »
— Nous allons chez elle, n’est-ce pas ? demande Paul Manigance.
— En effet.
— A la recherche du carnet noir où se trouve consigné le numéro de téléphone de non-nommé « qui-tu-sais » ?
— Bravo, collègue. Je vois que votre matière grise ne s’est pas encrassée, elle fonctionne toujours comme aux jours PJ. !
Il soupire.
— Ne me remuez pas le couteau dans la plaie, monsieur le commissaire. Quand je pense que je serais à deux doigts de la retraite maintenant !
Les hommes sont incohérents, non ? En v’là un qui regrette la rousse parce que s’il ne s’en était pas fait éjecter, il serait sur le point de la quitter ! Ça boitille de la gamberge, ici-bas. Les mecs trébuchent en pensant. On se farcit l’escalier de l’immeuble aux Kelloustik, ouvrir leur porte ne me pose pas de problo. Je retrouve, non sans angoisse, l’appartement qui sent le bébé et la bouillie brûlée.
— Elle est dans le réfrigérateur, dites-vous ? murmure Manigance.
— Ouais, si vous avez envie de sensations fortes, ne vous gênez pas pour moi.
Tandis qu’il va se régaler, je commence à explorer le livinge. Je n’y dégauchis rien qui ressemble à un carnet noir. J’ai beau fouiller, mater sérieusement dans le linge le plus intime, sortir les tiroirs et palper le matelas du canapé-lit après l’avoir développé, je reste sur ma faim.
Là-dessus, Manigance revient, la figure plus blanche qu’un voile de mariée.
— Pas jojo, hé ? lui lancé-je.
Il secoue la tête.
— Mais, monsieur le commissaire… Mais…
Son regard m’affranchit. Il me mate comme s’il redoutait que je fasse jobré. C’est éloquent, vous savez.
On ne regarde pas un dingue comme on regarde la mer de glace ou une exposition des maîtres hollandais et flamands du xve.
Je l’écarté d’une bourrade peu amène (et pourquoi amènerait-elle puisqu’elle est destinée à repousser ?). La porte du frigo est ouverte. Vous l’avez déjà deviné car il n’est besoin ni d’être sorcier ni d’avoir lu toute la Série Noire pour le comprendre : la tête a disparu. C’est là un coup de théâtre facile, du tout premier degré, assez indigent même, je me repais à l’admettre, et qui, déjà au xviiie siècle, faisait ricaner Mme Agatha Christie, alors à ses débuts. Si j’en use, croyez-le bien, ce n’est pas par faiblesse intellectuelle, non plus que par relâchement professionnel, mais tout bonnement, mes très chers frères humains, parce que c’est l’expression de la vérité la plus vraie. Alors ne croyez pas à un expédient facile. Ne me soupçonnez pas de bâclage (ou de débâclage) et avalez sans barguigner la petite pilule ci-dessus. Il faut beaucoup de courage à un homme de ma trempe pour abonder dans le sens de la réalité lorsqu’elle adopte des péripéties aussi sommaires. Qu’on se le dise et qu’on ne me fasse pas tarter.
Plus de tronche ! Plus de trace de tronche ! Je ne trouve même plus l’assiette sur laquelle reposait le chef du décapité. Fini, envolé ! Le coup de baguette magique ! En somme, dans ce trac insensé que j’ai l’honneur et le désavantage de vous narrer, tout se déroule à contretemps. Après moult chichiteries, la môme Rebecca se casse au moment où je vais lui poser des questions intéressantes. Le fils Naidisse se pointe chez ses vieux alors que je m’y trouve et s’enfuit en emmenant la mère Pinuche ! Je tombe chez les Kelloustik après le départ de Thérèse. La poissarde me conduit à elle après qu’on l’ait dessoudée. Et quand je rejoins l’appartement du Polonais pour mettre la paluche sur son carnet d’adresses, non seulement ce dernier reste introuvable, mais, de plus, la tête coupée du réfrigérateur s’est absentée. A croire qu’un esprit malin se plaît à foutre la merde en décalant simplement mes investigations d’une poignée de minutes par rapport aux mouvements des criminels. Du Feydeau ! Qu’on réajuste nos actions communes et y a plus d’intrigue ! Une porte se ferme, une autre s’ouvre. Il est passé par ici, il s’en est allé par là ! A toi, à moi ! Je rentre, tu sors. Ça fait du ressort ! Tandis que je fonçais au pont Marie, les gus sont venus fouiller la crèche de leur victime. Ils ont emporté la trombine sectionnée.
Perche ? Généralement on cherche à se débarrasser par tous les moyens de ce genre de gadget. On le flanque à la poubelle, on le colle à la consigne, on l’adresse par la poste aux petites sœurs des pauvres, mais en aucun cas on ne s’emmène promener avec.
— Rassurez-vous, Manigance, je ne suis pas fou, assuré-je à mon collaborateur d’une nuit. Seulement des gens sont venus prendre (ou reprendre) la tête.
— Les deux types de l’auto ?
— Je le présume excessivement.
— Dans quel but ?
— Là, vous m’en demandez trop. Lorsque je serai en mesure de vous répondre, l’affaire sera résolue. En attendant, j’aimerais bien dénicher cette saloperie de carnet noir.
— Et vous ne l’avez pas trouvé ?
— C’est pourtant pas que j’aie bâclé le turbin, dis-je en montrant le studio mis à sac et à sec (sic).
— La femme l’avait peut-être pris avec elle pour aller téléphoner ? suggère l’ancien policier.
— Probablement.
Ça répond même à une question que je me posais. Je me demandais comment elle avait pu oublier son portefeuille puisqu’elle devait payer sa communication. Réponse : elle avait de l’argent dans le carnet noir. Conclusion : le carnet noir est sans doute encore sur elle, dans une poche de sa veste. Décision normale : retourner au pont Marie pour fouiller le cadavre. J’ai bien fait de ne pas encore affranchir police secours.