— Oh ! pardon, monsieur le commissaire !
Je n’ai pas envie de lui gazouiller des « y-a-pas-de-mal-mon-brave-vous-ne-faites-que-votre-devoir ».
— Embarquez-moi ce gus à la morgue, et faites attention de ne pas égarer son arme.
— Parfaitement, monsieur le commissaire. Vous n’avez pas de mal ?
— Non.
Je me tire en plein laconisme.
— Berthe ! Où êtes-vous ?
— Par ici ! lance la Musculeuse.
Au milieu d’un groupe avide, elle parle à plein, la Dubaril. Raconte le comment du pourquoi de l’à-cause. Ce gredin, ce bandit, cet assassin qui ose défourailler sur un bébé de sept mois ! On n’avait encore jamais vu ça depuis les procès des parâtres et le règne des nazis. La mort est trop douce pour cet être sans cœur ! Faudrait des sévices longs et tortueux. L’Aubagne à père pète huis thé[28] !
Je l’embarque, elle et son lardon, vers des régions plus tranquilles. Moi, vous me connaissez ? Dès que ça cacate de la populace, je m’esbigne. J’ai horreur du badaud ! Me faut la paix urbi et orbi. Surtout pas qu’on me concasse les noix avec des salves connesques ! Des questions, des considérations, des interjections et toutim.
On se rapatrie sur ma bagnole meurtrie et on fait coucouche-banquette à Antoine. Vous voulez que je vous dise un truc gonflant, au passage ? J’ai toujours mon cigare au bec. Il est un peu mâchouillé et il s’est éteint, mais il est là, planté dans mon portrait. Il commence à puer le barreau de chaise froid. J’ai bien envie de le jeter.
J’attire votre attention, les mecs. Car c’est là que va s’opérer le tournant de l’enquête. A ce point précis que le destin va foutre son grain de sel dans ma béchamel. La pichenette du hasard. Si je jette mon Upmann, rien ne se passera d’important. Si je le rallume, tout se déclenche. L’affaire est en équilibre instable au bout de mes lèvres. Il suffit d’un rien… D’un goût dans ma bouche. D’un détail si petitement menu qu’on n’ose plus respirer de peur de le balayer comme de la poussière.
Déjà je saisis l’énorme mégot entre le pouce et l’index. Déjà je baisse la vitre pour le flécher au caniveau. Le sort est-il joué ?
Presque… Mais mes glandes salivaires interviennent. Mes papilles gustatives réclament. Elles en veulent encore. Bon je renfourne l’Upmann. Dès lors, les choses vont prendre un tout autre aspect. C’est aussi con qu’une tyrolienne, mes fieux.
Etudions bien mes faits et gestes. Décomposons mes mouvements. Un peu de minutie, que diable ! Freinons les instants échevelés pour les rendre plus compréhensifs. Le ralenti est une forme de grossissement.
Je viens d’emboucher le moignon de cigare. Berthe me parle. J’oublie ses paroles. Ne veux considérer de ce moment d’exception que l’essentiel. J’enfonce la touche noire de l’allume-cigare au tableau de bord. Quelques secondes suffisent à porter ses filaments à l’incandescence. Mais le laps de temps habituel s’écoule sans que l’engin fasse entendre son déclic. Probable que le chetar qu’on s’est payé dans l’arbre, tout à l’heure, a détraqué le bidule.
Je mets alors la main à ma poche pour me rabattre sur des alloufs. Et je sors la pochette prélevée sur Manigance. Je gratte une bûchette. La flamme s’épanouit au bout de sa branche, fleur merveilleuse et éphémère.
L’espace d’une seconde, que dis-je ! d’un poil de cul de seconde, je mate le texte réclame écrit sur la pochette d’allumettes. Il ne me bondit pas à pieds joints dans le caberlot. J’avoue : me faut un brin d’instant pour réaliser. Puis je tressaille, ainsi qu’il sied. Je donne le plafonnier. Je lis à œil reposé les lignes imprimées en or sur fond noir.
Quelque chose de chaud, de suave, d’harmonieux, de velouté, d’odorant me pénètre. C’est beau comme du Mozart sur fond de crépuscule au bord d’un lac.
Et puis, comme un bonheur ne vient jamais seul, je déniche un numéro de téléphone écrit à la main sur le volet intérieur de la pochette.
C’est plus fort que moi : j’embrasse Berthe !
Y a des moments, parole, on n’a pas le temps d’être pudique. La pudeur est une manifestation de l’oisiveté. Bien attendu, la Vorace s’y méprend.
— Ah, chéri, bagouille-t-elle[29], je savais bien que tu y viendrais !
— Je n’y viens pas : je vais y aller, rétorqué-je. Elle continue d’abonder dans le quiproquo.
— On va à l’hôtel ?
— Non, ma belle Hélène à poire majuscule, il ne s’agit pas de polissonneries mais de boulot !
— Encore ! navrance la Dodue.
— Et toujours, terminé-je avec feu, flamme et fougue. Si l’homme met tout son cœur à sa tâche, c’est parce que sa tâche lui tient à cœur, Berthe. Pour un homme, se reposer, c’est faire l’amour, tandis que pour une femme, se reposer c’est ne plus le faire. Là est la différence, ô tendre compagne d’équipée. L’objet de mon exaltation ? Imaginez, ma chère et valeureuse amie, que je viens de découvrir fortuitement la tringle sur laquelle coulissent tous les anneaux du rideau.
Elle n’a pas lu Esope, la Bérurière. Elle fabule mal. Ça se coince dans l’engrenage de son vidéo personnel.
— Qu’entendez-vous par là, Antoine ?
— Brève récapitulation pour les nécessités de l’enchaînement, annoncé-je. Qui fait démarrer toute l’histoire ? Réponse : Rebecca ! A son domicile gît Kelloustik. Elle est la tante du garnement qui a enlevé Mme Pinuche et dont un bouton de blazer servait d’hostie au défunt Polak. Et à l’instant, madame Bérurier, à l’instant je viens de découvrir un lien — ténu sans doute, mais réel — entre elle et le triste Manigance.
— Pas possible ?
— Si. Ça !
— Ceci ?
— C’est ça !
On fait un bruit de scieurs de long dans la forêt viennoise avec nos exclamations.
La Belle de Tabour empare la pochette d’allumettes.
Elle ligote le texte laborieusement. Car les cons ne savent jamais lire vraiment couramment lorsqu’ils sont vraiment cons. Les mots sont des sillons dans lesquels trébuche leur sottise.
— Si vous voulez aller de l’avant, laissez faire Néo.
— Promo, ânonne la nonne bien honnête, 813, avenue Kléber, Paris.
Berthe hoche la tête (son chef étant trop surmené pour être branlé).
— Je pige pas, avoue-t-elle.
— Parce qu’il vous manque un élément, ma tendre camarade : Rebecca travaille à Néo-Promo !
Je renfouille la pochette.
— Si vous voulez aller de l’avant, ricané-je. Tu parles !
CHAPITRE VI
TZIM !
Courteline affirmait qu’un ministère est un endroit où ceux qui arrivent en retard croisent dans l’escalier ceux qui partent en avance.
Je lui emboîterais volontiers la plume pour ajouter que Paris est une ville où on peut quitter les bistrots qui ferment pour pénétrer dans ceux qui ouvrent.
Ainsi ai-je la chance de dégauchir, bien qu’il soit quatre plombes of the mat, un troquet minuscule animé par un bougnat ultra-matinal et intensément moustachu. C’est le café-charbon de jadis, en voie de disparition. Faut venir dans le Marais pour dénicher les ultimes. La façade est étroite, d’un brun presque noir, avec des vitres dépolies ornées d’arabesques romantiques. A l’intérieur on découvre un rade en zinc (et non un zinc en rade), des paquets de bois ligotés avec du fil de fer, un poêle rougeoyant, un plancher disjoint, une trappe de cave et des calendriers-réclames vantant des apéritifs qu’on ne trouve plus qu’au musée de l’Ivrognerie.
Ça renifle le boulet Bernât et le café confectionné à la cafetière réversible (forme suprême du modernisme dans ce genre d’endroit).
28
S'il me reste un peu de temps, je vous en pondrai tout un paragraphe, commak. C'est très rigolo.