Berthe et le bougnat ne reviennent pas. Leur absence prolongée me trouble. Je me sens cerné par des maléfices, cette nuit. Au fur et à mesure que le temps s’écoule, une grande angoisse m’envahit. Peut-être est-ce un effet de la fatigue accumulée ?
Je louche sur la boutanche de calva du taulier. M’en entiflerais bien une giclouille, manière de me ranimer les brandons.
Au mitan de mes tentations, le turlu retentit, il sonne triste. Il grelotte fêlé. Vous l’avouerai-je ? Je ne m’y attendais pas. D’un geste prompt, je cramponne le combiné. Je reconnais la voix essoufflée qui m’a répondu naguère.
— Allô ? fais-je, ici Paul Manigance…
L’autre se ramone le corgnolif.
— Je n’ai pas pu joindre M. Huncoudanlproz, dit-il. Je regrette… Il faudra rappeler demain…
Je sens qu’il va raccrocher. J’égosille :
— Hé, attendez ! Il doit bien y avoir un moyen de le toucher, que diable.
— Oui, demain… Rappelez vers midi.
Clic-clac, il a renfourché son biniou.
Je reste comme une grosse nave défraîchie, avec le mien contre la joue, à écouter le zonzif de la tonalité qui flemmarde. Un élan me pousse à rappeler l’asthmatique. Et puis je me dis « à quoi bon ? » Car de deux choses l’une, comme disait un type qu’on venait d’amputer d’un testicule : ou bien le dénommé Huncoudanlproz ne veut pas me répondre, ou bien on ne peut pas le joindre.
Donc, faut que je m’y prenne différemment. Je me sers d’autorité une méchante rasade de calva. Comme quoi on finit toujours par céder à la sollicitation de la pomme, mes amis. Voyez Adam, Guillaume Tell, Beethoven[32]… Je pousse une grimace qui décrocherait la panoplie d’un académicien. Doit avoir le gosier et l’estom’ tapissés de chlorure de vinyl, l’Auvernoche, pour s’enfiler ce breuvage sans déposer ses intestins sur le plancher. Ma fine coéquipière, la douce amazone Berthaga ne revenant point, je pars à sa recherche. Il a parlé de l’impasse, le bistrotier. Première porte à gauche, au fond de la cour.
Effectivement, je vois briller la lumière derrière une armada de voitures à bras qui brandissent leurs brancards suppliants vers le hangar à charbon, on dirait une escouade de rabbins devant le mur des lamentations.
Je me pointe à la relance.
Remarquez, la scène qui m’est offerte ne me surprend point. Pour être tout à fait sincère, je dois vous dire que je m’en gaffais un peu.
Elle a une bizarre manière de lui accaparer l’attention au bougnat, Berty.
Lui fait pratiquer son réveil musculaire sur un tas de boulets, textuel ! Elle a posé le pauvre Antoine sur une pile de sacs vides et elle s’emberlife pépère en rameutant la garde avec des encouragements tonitruants. Elle lui recommande comme quoi « y faut y aller et pas craindre les impétuosités » ; lui flatte les orgueils en vantant ses dimensions et sa solidité ; lui adresse des suppliques relatives à la durée de l’opération qu’elle souhaite voir prolonger ; lui affirme qu’elle est sa chose, sa fleurette, sa petite chienne, sa gosse, lui suggère des variations pour une prochaine séance, entre autres propose : pile ou fesse, la becquée du vampire, le thermomètre de raie-au-mur à moustaches et la poignée de main à coulisse ; enfin l’acclame en bramant que c’est bon, en réclamant sa défunte mère, en affirmant qu’elle peut se saisir de son pied (bien que l’accomplissement d’un tel exercice, compte tenu de son embonpoint, semble impossible), et aussi en hurlant qu’elle part, qu’elle part, qu’elle part ! Ce qui est un peu vrai, vu qu’à chaque ventrée de l’auvergnat, elle s’enfonce un peu plus profondément dans le tas de charbon.
Il la calce à boulets rouges, le marchand de combustible. Berthe m’avise alors que seule sa tête et ses pieds émergent encore de la montagnette noire qui l’absorbe.
Elle parvient à hisser une main hors de son crassier.
Gentille, au cœur de l’apothéose extatique, elle m’adresse un signe amical.
— Regardez-moi ça, gémit la Baleine : un homme de c’t âge, la manière qu’y se défend ! Je connais des garnements qu’ont moins d’ardeur ! C’est fou, un vieillard av’c un coup de reins pareil ! Quel âge que t’as, pépère ?
— Septante-trois ! pistonne le brave bonhomme.
— V’s entendez ça ! poursuit la Diane Chiasseresse ! Soixante-treize ans et il en a une qu’il pourrait casser des noix avec ! Ah, le vieux polisson ! Oh, le gros monstre ! Mais y me ravagerait, ce gredin, si on aurait fait ça par terre ! C’ t’un casse-baraque ! Un défonce-tout ! Un…
Ses dernières paroles se perdent dans un éboulis de boulets. Berthe vient de sombrer dans de la poussière d’anthracite agglomérée.
Pavillon haut et culotte basse !
La sombre colline connaît encore un brin de séisme. D’ultimes convulsions la dépyramident. Après quoi la montagne s’ouvre pour accoucher, non pas d’une souris, mais d’un vieil Auvergnat soulagé et d’une énorme vache noire.
Le bite-roquet remise sa rampe de lancement télescopique après l’avoir consciencieusement fourbie avec l’intérieur de sa casquette, car on peut être du Cantal et ne pas négliger l’hygiène du corps.
— Eh ben bongu de merde, déclare-t-il solennellement, c’est pas pour dire, mais si ça gagne pas de pain ça bouche toujours un trou.
Sur quoi il aide Berthe à s’extraire et propose une tournée de calva. Ce que je refuse. On récupère le docile Antoine et on gerbe.
A présent, je dois vous préciser le détail suivant, mes bonzes enfants. Ma bagnole est garée presque à la hauteur du bistrot, mais le long du trottoir d’en face, si bien qu’on prend congé du cher homme avant d’atteindre son coquet établissement.
Nous traversons la street et montons en voiture. Comme je me place au volant, j’avise plusieurs silhouettes chez le ramoneur-berthalien. Un vrai seau d’eau dans le hall d’exposition, ça me fait. Bonté ! dit Vine. Comment n’ai-je pas envisagé la chose, cornichon à impériale que je suis !
Il fléchit de la matière grise, le San-A. ou quoi donc ?
— Bougez pas ! lâché-je à Berthe.
Je cramponne l’ami tu-tues et ressors de l’auto. En trois bonds félins (les meilleurs) je traverse la rue et m’approche du café. Je vous l’ai dit, la vitre est dépolie mais agrémentée d’arabesques, lesquelles ne le sont pas, si bien qu’on peut voir à travers. J’aperçois deux types dans la taule.
L’un est plus jeune que l’autre, et l’autre plus vieux que son compagnon.
Le plus jeune, je le reconnais, bien que ne l’ayant encore never rencontré, car j’ai sa photo dans l’une de mes poches (c’est inouï ce que j’ai pu butiner comme pièces à conviction au cours de la noye). Il s’agit du fils Naidisse, le neveu de la môme Rebecca. Son pote est courtaud, il a le cheveux bas, la frime tailladée de cicatrices. C’est lui qui jacte au bougnat-bavouilleur.
— Cause ou je te coupe la gorge ! lui dit-il.
Je constate alors qu’il tient un couteau à la lame effilée[33] appuyé contre le cou du Fouchtrifouchtra.
— Et qu’est-ce voulez que je vous dise ! lamente le père La Verdeur.
— Le nom du mec qui a téléphoné d’ici y a un quart d’heure ?
— Personne n’a téléphoné ! lance spontanément le vieux, qui, de toute évidence, ignore que j’ai usé de son appareil.
L’autre le frappe à la joue. Une entaille de sidi, mes z’amis. Le sang du vieux moustachu gicle. Alors le bougnat voit rouge, conséquemment. Un Auvergnat en pétard, vous ne pouvez pas imaginer ce que ça donne, sauf si vous êtes vous-même auvergnat et en pétard, œuf corse.
32
Nous croyons comprendre qu'en citant l'illustre compositeur, San-Antonio se réfère à sa Cinquième symphonie.
33
Dans tous les romans policiers, les couteaux ont la lame effilée, j'y peux rien. Si je passais outre, je me ferais virer du syndicat.