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Ce matin, avant l'arrivée d'Emma, j'avais mis les boucles d'oreilles de notre grand-mère Titine, celles qu'elle m'avait données juste avant sa mort. Lourdes perles en goutte comme celles du tableau de Vermeer. Je ne les avais pas portées depuis longtemps. Je me suis dit, en les enfilant dans mes lobes, les boucles de ma grand-mère vont me porter chance. Elles vont porter chance à Malcolm. Elles vont nous aider. Elles sont imprégnées de toute la personnalité merveilleuse de ma grand-mère, si fantasque, si drôle. Ma grand-mère, que j'adorais, pour son rire, sa bonne humeur, son parfum Miss Dior qu'elle portait avec toute la coquetterie de ses quatre-vingt-dix ans.

Des bruits étranges venaient de la chambre d'à côté. Des cris, des pleurs, des meubles qu'on bougeait. Je me suis levée, inquiète. J'ai entrouvert la porte. Dans le couloir, j'ai vu passer une femme effondrée, soutenue par un homme dont le visage était baigné de larmes. Derrière eux, le médecin, des infirmières. Je les ai regardés, le cœur serré. Je savais que dans cette unité, 5 n'y avait que des personnes dans le coma. Je me doutais qu'il venait de se dérouler quelque chose d'épouvantable. Je voulais tout savoir, en même temps j'avais peur, j'avais honte de contempler le malheur d'autres parents. Une des infirmières m'a vue. Elle a secoué la tête.

— Rentrez, madame, retournez dans votre chambre.

J'ai posé des questions, j'ai dit que je voulais savoir. Ses yeux étaient à la fois gênés et méprisants.

— Ça ne sert à rien, madame, ça ne vous avancera à rien.

J'ai supplié. Elle a baissé les yeux, elle semblait au bord des larmes. Elle s'est appuyée contre le battant de la porte.

— C'est la petite du 8. C'est fini. Elle avait été renversée, comme le vôtre, ça faisait quatre mois. C'est fini. Elle avait onze ans.

Je suis retournée vers Malcolm. Je me suis assise, tremblante, puis j'ai senti une énorme nausée me secouer. Je me suis levée, vite, j'ai ouvert la porte de la petite salle de bains, et j'ai vomi dans les toilettes. À chaque spasme, une douleur insupportable m'envahissait. Je me suis effondrée contre la cuvette en sanglotant. Une des perles est tombée de mes oreilles sur le carrelage blanc. Je l'ai ramassée, serrée de toutes mes forces dans ma main.

Je pensais à la petite fille. À ses parents. Je pensais à Malcolm, à ce qu'on allait devoir faire, Andrew et moi, si. Non, ne pas y penser. Ne plus penser. Penser à tout sauf à la gamine. À tout sauf à Malcolm. Penser à rien. Faire le vide. Impossible de m'arrêter de pleurer. Impossible de ne pas avoir mal au cœur. Impossible d'arrêter les contractions de mon abdomen. Je me suis mise à gémir, recroquevillée sur moi-même. Je ne sais pas combien de temps je suis restée là. Je me suis dit que j'allais mourir, que j'allais en finir, que je ne voulais plus vivre.

Quand je me suis enfin levée, après ce qui m'a semblé être une éternité, j'avais l'impression d'être devenue une vieillarde aux articulations douloureuses, au visage ravagé.

Le lendemain. Seule à nouveau avec Malcolm. On avait décidé, avec Andrew, que c'était trop dur pour Georgia de voir son frère ainsi. Mais elle le réclamait tant qu'on commençait à revenir sur notre décision. On avait dit qu'on en parlerait au médecin, pour avoir son avis. J'avais passé une nuit sans sommeil. À peine sortie du lit, le thé avalé, la petite déposée à l'école, j'étais venue retrouver mon fils. Andrew prendrait le relais dans l'après-midi. J'avais pris des journaux, mon ordinateur, mon téléphone, mais je restais immobile, près de lui, sans travailler, sans parler, sans lire. Après ce qui s'était passé hier, après le décès de la petite fille, la peur s'était installée en moi. Je ne pouvais que rester près de lui, comme si je le protégeais, comme si mon corps, ma présence faisaient barrage au pire. J'étais une forteresse de chair. Hier soir, en rentrant, j'avais succombé à une tentation idiote. Écouter la voix de Malcolm sur la messagerie de son portable. Cette voix à la fois douce et grave, enfantine et adolescente.

— Salut, t'es bien sur la messagerie de Malcolm. Tu peux parler, ou pas, à toi de voir. Hasta la vista, baby.

Cette voix, si familière. Si vivante. Drôle. Irrévérencieuse. Sa voix. Est-ce que je l'entendrai à nouveau, en vrai, cette voix ? Je l'ai écoutée une dizaine de fois.

Comment était-ce possible d'entendre cette voix, de l'écouter au plus profond de soi-même, et d'avoir devant soi son fils dans le coma, qui ne parlerait peut-être plus ?

Voilà Malcolm et moi, de retour à l'hôpital, treize ans après sa naissance. Comme si on en avait pas eu assez, lui et moi. Comme si ces longs mois passés allongée, enceinte, dans l'angoisse, devaient reprendre à présent, sauf que là, c'était lui qui était au lit, et moi toujours aussi angoissée. Quand il était dans mon ventre, j'avais eu peur de le perdre. Il n'était plus dans mon ventre, mais j'avais toujours aussi peur. Peut-être que toutes les mères sont comme ça. Peut-être qu'être mère, c'est ça, c'est cette peur qui ne vous quitte jamais, qui ne vous lâche jamais. Tandis que j'étais là, à côté de lui, à chanter Lavender's Blue pour la vingtième fois, à lui lire la liste de ses copains qui appelaient soir après soir, à me souvenir, à regarder son petit visage blanc, je me suis posé des questions. Des questions qui me rongeaient. Et si j'avais été le chercher ce fameux mercredi après son cours de musique ? Et si j'avais été là ? La voiture aurait peut-être ralenti. Peut-être qu'un adolescent de treize ans a toujours besoin d'être accompagné. Et si c'était ma faute ? Et si j'étais une mère qui ne s'occupait pas convenablement de ses enfants ? J'étais ridicule. Bien sûr que ce n'était pas ma faute.

C'était la faute de ce type au volant de la Mercedes, de ce type qui ne s'était pas arrêté, de ce lâche. Pensait-il à Malcolm ? Se réveillait-il depuis mercredi avec le cœur léger, ou au contraire se disait-il : Merde, ce gosse… ce gosse que j'ai renversé. Comment cet homme pouvait-il se lever, se regarder dans la glace ? pensait-il qu'on allait le retrouver ? avait-il peur ? pensait-il qu'il allait s'en tirer ? s'en tirer, comme ça, « peinardos les doigts dans le nez », comme dirait Malcolm. Over my dead body. Intraduisible expression anglaise. En français, cela donnait : il faudrait me passer sur le corps. Mais c'était moins fort, en français. Il aurait fallu rajouter : sur mon corps mort.

Jamais cette expression anglaise ne m'a semblé aussi claire, aussi intelligible que ce matin. J'ai pensé à nouveau à la fillette décédée. Au visage de ses parents. À la souffrance, au vide, insupportables. À ce que j'avais ressenti hier dans la salle de bains, à cette atroce douleur qui m'avait vrillé le corps. Non, ce type ne s'en tirerait pas. Over my dead body. Ce type n'allait pas s'en tirer. Tant que j'avais encore le souffle d'une vie en moi, tant que j'étais vaillante, en pleine possession de mes moyens, tant que j'avais un cerveau et un corps en état de marche, un cœur, des poumons, un ventre, des tripes, des jambes, et l'énergie du désespoir, je chercherais ce type, je le retrouverais et le ferais payer. Treize ans d'une vie avec mon fils. Treize ans de Malcolm. Et tout ce qui attendait Malcolm. Tout ce qu'il devait encore nous donner, à son père et à moi. Tout ce qu'on avait encore à lui apporter. Si ce type disparaissait dans la nature et si Malcolm ne sortait pas de son coma, ce mec allait crever. Oui, crever. Comme dans ces films américains où le père et la mère font la justice quand on a tué leur enfant. Moi aussi, j'allais me transformer en justicière. J'ai serré la main de Malcolm de toutes mes forces.