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Elle m'a parlé du projet en cours. Un roman américain qui avait défrayé la chronique, écrit sous pseudonyme par une journaliste célèbre qui n'avait pas révélé son identité. Certaines scènes étaient franchement érotiques.

— J'ai beaucoup de mal à le faire traduire, avoua l'éditrice. Surtout les scènes chaudes. Les résultats sont vraiment mauvais. Vous êtes mon dernier espoir.

Elle me donna un manuscrit dans une chemise cartonnée rouge.

— Jetez-y un coup d'œil.

J'ai dit : « Pourquoi moi ? Vous savez bien que ce n'est pas dans mes cordes. Moi, c'est plutôt les dossiers de presse, le marketing. Je fais très rarement des livres, encore moins des romans. »

Elle a souri.

— Oui, je sais. Mais je vous fais confiance. Vous regarderez, vous me direz.

De retour chez moi, j'ai feuilleté le livre. D'un point de vue politique, il était intéressant, bien construit, rappelant l'affaire Lewinsky. D'un point de vue érotique, il était explicite. Un langage direct. Je ne me voyais pas traduire cela. D'autant plus que c'était de l'américain. Je maîtrisais mieux l'anglais. Pourquoi m'embarquer dans cette galère ? Pourquoi me ridiculiser ? J'avais besoin d'argent, oui, mais pas au point de m'aventurer à traduire un texte aussi périlleux. Vous êtes mon dernier espoir. Un autre jour, à un autre moment, ces mots-là m'auraient fait plaisir. J'avais mis tant d'années à bâtir ma réputation, à refuser de travailler en agence pour continuer à être free-lance, afin de garder mon indépendance malgré des salaires en dents de scie. Pas facile. Mais j'y étais arrivée, à force de travail, de rigueur. J'avais réussi à passer outre le fait que pour beaucoup de gens, traduire, ce n'est pas un métier noble.

C'est un labeur de l'ombre, comme d'être nègre, ou écrivain public. On considère toujours un traducteur avec une certaine condescendance. Comme quelqu'un qui aurait raté une carrière d'écrivain, de journaliste. Je m'étais longtemps insurgée contre cette injustice. À présent, c'était derrière moi. Je faisais ce métier depuis dix ans. Pour rien au monde je n'en changerais. Mais pourquoi n'écris-tu pas des romans ? me demandait-on. Des livres, des essais, pourquoi te cantonner aux créations des autres, comme si tu te cachais derrière leur texte ? Mon père disait : « Justine élève ses enfants, et elle fait un « peu de traduction » pour joindre les deux bouts. » Un peu de traduction. Son mépris me rendait folle. « Mais ce n'est pas un vrai travail, insistait-il. C'est du bricolage. Tu ne vas pas dans un bureau, comme ton frère, par exemple, ou ton mari. Tu fais ça comme ça, ce n'est pas un vrai boulot. » J'essayais de lui expliquer, le plus patiemment possible, ce qui n'était jamais facile avec mon père, que pour aimer traduire, il fallait d'abord aimer lire. Ce qu'il faisait rarement. Ensuite, il fallait aimer deux langues, passionnément, être capable de jauger leurs différences, leurs similitudes, leurs surprises, leurs pièges.

J'avais toujours eu un attrait pour la langue anglaise, qui pourtant n'était pas ma langue maternelle. Une langue qui me séduisait par ses contrastes. Depuis que j'avais été capable de lire Daphné du Maurier dans le texte. J'étais tombée par hasard sur une ancienne traduction de Rebecca en poche, bâclée, lamentable. Du haut de mes treize ans, j'avais frémi d'indignation. Des passages entiers avaient été malhabilement tronqués. Même la première phrase, mythique, « Last night I dreamt I went to Manderley again », avait été massacrée pour donner : « Je rêvai la nuit passée d'être retournée à Manderley. » C'était la pire des trahisons. Cela m'a mise hors de moi. Le passé simple, quelle hérésie ! J'ai traduit l'ouverture, consciencieusement, la rage au ventre. Voilà. J'avais rendu justice à Daphné. Et j'avais découvert un plaisir inédit. Débusquer le mot juste tout en fuyant le mot à mot. Ne pas coller au texte d'origine, ce qui irrémédiablement le rendait lourd, surfait, mais le faire renaître à sa façon. Respecter la fluidité. Aimer jouer avec le secret des mots. Décrypter les arcanes de la langue anglaise, cette langue qui me fascinait par sa sécheresse apparente, par ses richesses cachées. Lui rendre la pareille en français. Et vice versa. Aller et venir entre les deux langues.

Avec les années, et à force de vivre avec un Anglais, je me sentais de plus en plus proche de ce drôle de peuple. Je les trouvais plus fins, plus espiègles que les Français. J'aimais leur humour, leur détachement. Les Monty Python et Peter Sellers me faisaient davantage rire que Louis de Funès ou Bourvil. J'aimais leur grain de folie. Leur réserve, aussi. Et pourtant, j'avais trouvé ma belle-sœur Isabella réfrigérante, au début. Un parapluie dans le cul, comme disait prosaïquement Emma. Puis il avait suffi d'une soirée dans un pub, en bas de chez elle, à Islington, et de quelques confidences au-dessus d'une pinte de Lager et de chips au goût bacon, pour que je voie apparaître derrière ce grand front austère et ces yeux pâles et gris une fille facétieuse à l'humour aussi pointu qu'original.

Mon portable a vibré dans ma poche. C'était M. Vandenbossche, le conducteur de bus. Il avait eu mon message hier, mais n'avait pu me rappeler que ce matin. Il avait une voix très jeune.

— Vous savez, madame, la personne qui a fait ça à votre fils, il faut qu'elle paie. Il faut qu'on l'arrête. Moi, j'ai tout vu, madame. C'est honteux, de prendre la fuite quand on a fait ça à un gamin. Honteux. (Sa voix grondait d'indignation.) Moi, je vois beaucoup de choses depuis que je suis chauffeur de bus. Des choses pas drôles, vous savez. Mais ce qu'on a fait à votre gamin, c'est impardonnable.

Je lui ai dit que je souhaitais le rencontrer. C'était urgent, important. Il ne m'a pas demandé pourquoi. Il m'a donné rendez-vous dans un café près de la gare Montparnasse, à la fin de son service, vers dix-neuf heures. J'ai demandé comment je pouvais le reconnaître. Il a ri : « Un grand Belge blond avec un costard RATP. »

J'ai passé la journée à ronger mon frein. Je n'ai parlé du rendez-vous à personne. J'étais incapable de travailler. Je n'ai pas touché à la chemise rouge, posée sur mon bureau. Je suis restée assise devant mon ordinateur, à regarder l'écran d'attente s'installer. Puis je bougeais la souris pour le faire disparaître.

Le temps s'écoulait, lentement. Je pensais à mon fils. À cette nouvelle vie que je ne reconnaissais plus. À tout ce qui avait changé, si brutalement. À Andrew qui s'enfonçait jour après jour dans le silence. On se parlait peu. Il rentrait fatigué, las. Le visage fermé, sa petite bouche serrée. Il faisait illusion devant la petite. Puis il se renfermait dans sa coquille. On n'avait pas fait l'amour depuis l'accident. C'était comme si un mur s'était dressé entre lui et moi. Pourtant, j'avais soif de sa tendresse, de ses caresses. La nuit, quand il dormait, je me blottissais contre lui. Sa chaleur, sa force.

Mais il ne se réveillait jamais.

M. Vandenbossche devait avoir une petite trentaine. Il avait un léger accent belge, un teint de brique. Il était très remonté : « Je suis certain d'avoir vu des cheveux blonds, bouclés, assez longs, derrière le volant. Et un homme à la place du passager avant. Mais ils sont passés si vite. Je suis sorti comme un fou pour m'occuper du petit. J'ai planté là tous les gens dans mon bus ! »

La police prenait son temps ? Mais c'était scandaleux. Honteux. Je lui ai dit que j'avais décidé de retrouver le chauffard. Toute seule. Je rien avais pas parlé, ni à mon mari, ni à mes parents. Seulement à ma sœur. Elle était comme moi, folle à l'idée que cette personne n'avait pas encore été arrêtée. C'était pour cela que j'étais venue le voir ce soir. Pour recueillir le maximum d'informations. Pour faire mon petit bonhomme de chemin. La police allait peut-être « s'y mettre », mais elle prenait trop de temps à mon goût. Je ne pouvais plus attendre. Je rien pouvais plus.